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Laisser du temps au temps

Le temps, dit-on parfois, passe de plus en plus en vite, et cette phrase me chiffonne.
Pourtant, cette impression de vitesse je la ressens.
Comment le temps pourrait-il passer plus vite ?
La terre aurait-elle accéléré le rythme de sa rotation ?
Non, bien sûr, il ne s’agit que de notre perception.
Or notre vision, occidentale, linéaire, différente de celle, cyclique, des hindouistes et des bouddhistes, a considérablement changé au fil des siècles.

Nos vies, coincées entre le jour de notre naissance et celui de notre mort, sont elles mêmes insérées dans un laps de temps qui va de la création à l’apocalypse.
Tout est bien délimité et comme nous sommes convaincus que cette éphémère période ne se reproduira plus nous accordons à notre vie une valeur inestimable.
Les Védas, dont les premiers furent écrits vers 1500 avant J.C. enseignent au contraire que l’univers est éternellement soumis à des cycles alternant les périodes de destruction et de renaissance. L’être humain, assuré de se réincarner, essaie de faire de son mieux pour revenir sous la forme la plus avantageuse possible et n’accorde pas à sa vie le même attachement exacerbé que l’occidental chrétien, ou non, porte à la sienne.

Bref, cette vie à laquelle nous tenons tant s’écoule de jour en jour, sans espoir de retour et à un rythme qui semble trop souvent s’emballer en une valse endiablée et incontrôlable.
Mais il me semble que c’est précisément parce que nous, les humains, nous sommes acharnés à le contrôler, que le temps farceur, nous échappe de plus en plus.

Fragmentée en une kyrielle de petits moments successifs notre existence perd de sa continuité, n’est plus un flux paisible mais une interminable succession de moments collés les uns aux autres.
Nos journées sont ponctuées par des impératifs horaires continuels et nous avons quasiment en permanence devant les yeux l’indication de l’heure : horloge, montres, ordinateurs, panneaux d’affichage, téléphones portables avec lesquels nous pouvons de surcroît joindre nos proches 24 heures sur 24 ce qui provoque chez nous une gamme étendue d’émotions désagréables, allant de l’agacement à la panique si ceux-ci ne réagissent pas immédiatement à notre appel.
L’heure est partout, impossible d’y échapper
Elle nous poursuit, nous traque et nous stresse sans cesse.
Nous tient en esclavage.

La vitesse fait l’objet d’un véritable et absurde culte, ne va-t-on pas jusqu’à mesurer les exploits des sportifs en dixièmes de secondes!
Mais qu’est-donc qu’un dixième de seconde dans une vie qui peut en compter 2 208 984 820 entières ?

Cet insensé engouement du toujours plus vite se retrouve dans une infinité d’autres domaines dont bien sûr le travail.
L’être humain doit être rapide, efficace, performant, malléable et corvéable à merci.
Il est prié de se pas plus s’appesantir sur son passé que sur son futur. Ancré dans l’immédiateté il en oublie, ou plutôt on ne lui en laisse pas le temps, de regarder autour de lui.
Et quand parfois, dans un moment de lucidité, son regard se pose sur sa vie, il réalise que le temps lui a filé entre les doigts comme l’eau du ruisseau où il trempait ses mains enfantines, il y a si longtemps…

Par leur rapidité, les avalanches d’images d’actualités à laquelle nous sommes continuellement soumis ne nous permettent pas le moindre recul indispensable à l’analyse. Nous subissons, inertes et dépassés, les pires scènes d’horreur, n’en retenant qu’une émotion superficielle, vite oubliée mais qui fragilise chaque jour un peu plus notre raison.

Coupés de la nature et de ses rythmes nous n’hésitons pas à nous lamenter quand il neige en janvier ou quand il fait chaud en août. Incapables d’attendre que la terre nous offre les fruits et les légumes de saison nous exigeons des tomates en hiver, sans nous soucier ni de la façon dont elles seront cultivées ni de la longueur du parcours qu’elles devront parcourir pour parvenir dans notre cuisine.

Terrorisés à l’idée de perdre un temps dont nous avons de toute façon perdu le sens nous empruntons pour nous déplacer, même pour nos loisirs, les moyens les plus rapides.
L’usage de l’automobile a connu ces cinquante dernières années une expansion faramineuse et destructrice. Source de pollution, dévoreuse d’énergie, des sociétés plus sages l’auraient éliminée depuis longtemps.
Nous, non, bien au contraire, nous vouons à la voiture, petite caisse mobile familiale, une passion indéfectible, jalouse, névrotique.

Pourtant non seulement on peut très bien vivre sans, mais l’éliminer de notre mode de vie pourrait justement contribuer à la sauver, la vie, la nôtre, celle que nous ne voyons plus passer, celle qui galope et nous emporte…

A l’aube des grands changements que l’humanité devra accomplir pour continuer à exister sur la planète, je crois que nous devons impérativement réapprendre à vivre différemment, en suivant les rythmes naturels des saisons, des cultures.

Nous libérer du temps.

« Le temps présent est semblable à la boule d’argile, le temps passé à la poussière de la terre, et le temps futur à la cruche. »
Nagarjuna

Merci à mon ami Marc dont une des belles fulgurances m’a inspiré ce texte.

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