Elle est entrée la première, portant dans ses bras minces un gros chat persan gris. Il la suit de quelques pas.
Machinalement les clients du bar les regardent passer.
Elle, vêtue de lainages informes empilés les uns sur les autres, le caleçon plissant aux genoux, les traits fins de son visage terne, le gros chat somnolant contre sa poitrine plate.
Lui, les cheveux gris noués en un maigre catogan, paupières lourdes, joues mal rasées et un invraisemblable pull arborant un énorme drapeau anglais.
Elle pose délicatement le chat sur la banquette. Il relève fièrement la tête pour observer ce nouvel environnement. Il nous toise d’un regard sans tendresse, nous ses voisins de tablée.
D’une main lasse elle fait signe à la serveuse. Elle n’a pas besoin de parler pour que la fille dépose sur leur table deux verres de whisky et une corbeille emplie de chips.
Ils boivent en silence.
Renato dit qu’ils viennent tous les soirs, qu’ils sont alcooliques, que lui, avant, il était chirurgien, mais qu’il a eu des problèmes, que l’hôpital l’a viré et qu’on ne sait pas qui des deux a entraîné l’autre.
Autour de nous le bar porte les stigmates de l’affluence quotidienne. Le sol est taché, les chaises en désordre. Derrière le long comptoir, le barman regarde sur la terrasse rire un groupe de jeunes femmes. Avec un peu de chance dans deux heures il pourra fermer, rentrer chez lui ou aller se distraire dans un autre lieu, plus nocturne, avec de la musique et des filles. En attendant il met un CD de Philip Glass.
La musique colle parfaitement aux images.
J’aime les bars et particulièrement celui-ci. Si je n’avais rien d’autre à faire je pourrais y passer du temps. A regarder. A écouter.
Je prends quelques photos, de mes amis, de la salle. J’essaie de capter le reflet du comptoir dans le miroir qui me fait face.
Elle tourne la tête vers moi. Nos regards se croisent. D’une mimique je lui demande si je peux photographier son chat. Elle acquiesce, impassible, d’un lent mouvement de tête.
Mais le chat a tourné le cou et son profil boudeur se confond avec son pelage exubérant.
Plus tard elle se lève, ramasse mon écharpe rouge qui était tombée sur le carrelage maculé, la pose sur le dossier de ma chaise. Sa main effleure mon épaule, comme une caresse. Elle retourne s’asseoir et mon « grazie » s’adresse à son dos.
Elle finit son verre.
Lui aussi.
Elle va payer.
Je voudrais lui sourire mais son regard m’échappe. Elle reprend le gros chat gris dans ses bras, se dirige vers la porte. Il la suit.
Sans un mot.
Puis l’obscurité les happe.
13 commentaires sur “Comme une caresse, rencontre muette”
– C’est sur , Celeste que tu as la main leste , l’écriture facile , douce , savoureuse , tes récits sont aussi chatoyants que tes photos…mais ce n’est pas “le chat” qui a retenu mon attention aujourd’hui…
– Non ,chaque jour , deux fois par jour j’invoque ce monde Celeste et je le supplie pour ces ” alcooliques ” pour eux , mes amis …mais aussi pour ceux qu’ils entraînent malgré eux dans leur déchéance…mère , femme ,enfants ,frères , soeurs , parents… qu’ont ils fait pour subir cet affront quelquefois, toute une vie…!!
J’ai un pote qui est mort il y a peu, je lui avais fait prendre sa première cuite, fumer son premièr pét …
Les prèsques trente ans qui suivirent sont restés pour lui au même niveau, bibine et défonce …
Je ne pense pas que ce soit le produit qui fasse le toxico, il aurait pu être légionaire ou membre d’une quelconque secte… être là sans jamais être présent, entendre sans jamais écouter, regarder sans jamais voir, mourir sans jamais avoir vécu …
C’est très beau (ton texte, cette ambiance, la façon dont tu décris tout ça). Ce café m’a l’air très chouette, à moi aussi, à travers ton regard… j’aimerai bien y passer du temps, moi aussi, encore mieux, avec toi ! 🙂
Et peut-être que je rencontrerai ce chat, qui est le sosie de ma Nounouche (et m’a l’air tout aussi boudeur)
Je vais rêver de ce bar, c’est sûr, tellement tu le décris bien.
“être là sans jamais être présent,”
a écrit Yelrah, et qui me parait tout à fait exact
Pierre aussi parle de cette douleur de l’alcoolisme, qui isole, qui accable, qui entraine aussi le jugement négatifs des autres.
@Marc et Ko
promis juré quand vous viendrez me voir on ira prendre un verre dans ce bar, en plein centre, sur la place.
un lieu indispensable.
(Yelrah tu pourras venir aussi 🙂
et Pierre, mais je ne sais pas si il aime les bars
quand les chats n’accceptent pas comme les chiens de servir de liens, mais restent sur le quant à eux.
je dois être un peu chien, et viens te dire merci du passage, vais mieux
J’aime les bars aussi, et les histoires qu’on y croise, les détresses qui viennent s’y réfugier parfois. Ceux-là, comme les héros fatigués d’un film silencieux, et la tendresse de ton regard sur eux…
Glaçante solitude.
Il y a quelques années (mois ?) on pouvait croiser dans les bars d’A… une dame en noir, comme une sorte de Barbara mais sans la moindre amorce de sourire ni de regard. Seule. Elle buvait. Je l’avais connue (de loin) comme élève de mon bahut. Bonne famille. Bon mariage. Rompu.
On ne la voir plus. En cure ? Guérie ? Morte ?
J’évite de parler aux gens sous alcool. Pas par dédain, mais par gène de les voir, parfois, se déshabiller l’âme devant moi, strip-tease qu’ils n’auraient pas fait à jeun…
PASSE ET TREPASSE
Comme tous les paysans même peu fortunés, nos parents employaient un ouvrier agricole. Le nôtre, d’abord passé à l’orphelinat (au vrai, il était pire qu’orphelin : abandonné), avait ensuite connu à l’adolescence sa première ferme (première femme, il n’y en eut jamais). Il y était payé avec des clopinettes – cintrées : les moins chères. Attention, ses patrons lui offraient quand même des cadeaux. A Noël. Des cigarettes. En chocolat.
Tant qu’il eut de nos parents travail et argent, donc hébergement, il vécut avec nous dans un usage de l’alcool proche de l’homéopathie. Mais une fois parti aux fermes suivantes, des malins le dressèrent à passer de consommation à beuverie. Il habitait une vieille maison demi-abandonnée aux écarts, allant à sa journée chez ceux qui le voulaient bien et ne se gênaient pas plus que les premiers pour le salaire (et encore moins que les troisièmes etc. pour la boisson). Lui, avec ses plaisirs simples, cinéma, disques de Dalida et les inévitables liquides de toutes couleurs et tous degrés, il en souffrait apparemment peu. Tant qu’il pouvait aller au bal nourrir ses rêves, tant qu’il pouvait boire, seul ou accompagné…
Papa lui donnait encore quelques heures de jardin, Maman tenait son linge (au fond, ils étaient comme ses parents), nous les enfants devenus grands lui trouvions un carré à retourner, du bois à faire ou des ronces à éparer. Je l’embauchai donc un jour pour le débroussaillage d’une haie bien embrouillée. Il ne roulait qu’en mobylette, une grise, et habitait loin, l’alcootest existait déjà, je devais donc le transporter. Ce que je fis. Dans sa cave, au retour, il voulut m’offrir le dernier (ou supposé tel) verre de la journée, verre d’un vin presque noir réservé aux gosiers blindés.
– Tiens, y a Dédé Roland dans l’écurie.
Dédé c’était pour moi, vingt ans auparavant, un môme du bourg, craquante boule de teigne décagénaire, nez morvoux, gros mots dans une petite bouche et capacité à passer en une seconde du plus franc sourire à la colère la plus fulminante.
J’entre. La lampe n’est qu’une vieille 60 watts, conchiée par les mouches, peinant à éclairer plus loin que le bout de son nez sale. Je découvre, vautré dans la paille pourrie, ce que j’ai du mal à voir comme un être humain. Epave est un mot convenu, certes. Mais comment mieux nommer cet amas informe de corps sans âge, ces yeux clos, ce visage qui n’en est plus, gris et strié comme un bois mort.
Enfance enfouie, fraîcheur fracassée, joie noyée d’alcool, alcool pur, pur comme le désespoir, pur comme le vitriol qui l’aurait moins défiguré.
L’alcool et ma famille, mes amis, font maintenant un joli carré au cimetière.
Mais bon un bistrot ou l’on passe du P.Glass je trouve qu’il y a de l’abus quand même…Pourquoi pas la Monte Young?
Rien à voir (encore que…) avec le sujet,mais je viens d’apprendre ,(toi Celeste qui est sur place tu dois être au courant):que le tabac est proscrit dans tous les lieux publics!même aux terrasses des cafés restaurants,bref pire que chez nous en France ,c’est peu dire…
Je m’appitoie bien plus sur le sort des fumeurs en Inde qu’en Europe car les plus démunis qui , vu le coût peu élévé du tabac pouvait se permettre ce petit plaisir.
Je ne parle pas là des dangers du tabac ,cela est un autre sujet.
De plus cela va faire “boule de neige” sur les vendeurs qui n’avaient pas besoin de cela…
Quand on sait qu’à Bombay la pollution par jour équivaut d’après les spécialistes à la consommation d’un paquet de tabac !à quoi bon?
Cela nous fait constater la négativité du mondialisme ,un “détail” de plus!
Celeste et vous qui connaissez l’Inde ,d’après vous quelle va être la réaction des gens concernés?
@Nathalie, bravo!
tu n’as rien gagné, mais ton com est le 2000 de ce blog
et en plus, le texte que tu as commenté est le 100 ème!
@Brigetoun, contente que tu ailles mieux 🙂
@Traou
“les héros fatigués d’un film silencieux”
très joliment dit
@PMB
une histoire triste
@Dom
fin connaisseur de bonne musique 🙂
@Nathalie
oui, en Inde, où malheureusement je ne suis plus, ayant opéré un retour tristounet vers l’Italie, on ne peut fumer nulle part, sauf chez soi!
la législation est plus ou moins bien appliquée suivant les états.
au Kerala elle l’est de façon intraitable, dans d’autre états beaucoup moins.
les cigarettes coûtent cher, elles sont généralement vendues à l’unité, mais pas dans des magasins particuliers (tabacs) comme chez nous. On les trouve dans les échoppes de d’épiciers ou de bazars, ça dépend.
ce n’est pas une loi nouvelle, elle date déjà de plusieurs années
Pour répondre à ton invitation Celeste…Chaque samedi , mon épouse et moi même descendons au marché …c’est un rituel…attirés par les parfums , par les couleurs , mais aussi par ces rencontres inattendues des “amis”….la halte se fait “au bistrot”…nous y trouvons attablés quatre ,cinq ou plus ,anciens… dix ans de plus que nous…anciens de la mine…mais aussi ancien directeur…communistes ou catholiques..point commun ceux sont des anciens maquisards …agés d’au moins quatre vingt ans…et ce n’est pas ce verre jouflu , givré , à moitié rempli d’un bon Bourgogne blanc , qui leur fait peur…c’est chaque fois la comédie pour payer sa tournée…Et c’est à celui qui se jette le premier pour nous offrir , non seulement un siège ,mais aussi nos deux cafés….!!! un fusil ils savent …nous savons…. mais nous préférons et de loin …leur dernière …” vous savez …de toute façon…nous finirons tous au trou…..Fasse le ciel…qu’il y ait quelques…quelques poils autour ” Bisous…!!!
Je reviens pour regretter de n’avoir pas relevé ce geste de l’écharpe.
Preuve qu’elle n’a pas tout coupé avec les autres ?