En souvenir de Greta, Allemande de l’Est

Aout 1975

J’ai 19 ans, comme mes compagnons de voyage. Partis de Châteauroux, deux dans une 2CV, trois dans une 4L fatiguée, nous avons roulé jusqu’au Cap Nord avant de filer vers le sud tout au long de la Finlande. Du port d’Helsinki, un bateau nous a emmenés en Pologne et nous avons continué notre périple dans ces contrées que l’on appelle les pays de l’Est.

Nous sommes à Prague, il fait chaud, la ville est belle, pleine de filles et de garçons de notre âge. La bière, bon marché, coule à flot.
En entrant dans le pays nous avons dû changer une somme d’argent fixe, plutôt élevée. C’est la règle ici, comme dans les autres pays du bloc de l’Est. Cet argent, il faut bien le dépenser, alors nous passons beaucoup de temps aux terrasses, nos chopes posées sur les longues tables de bois, à discuter avec tous ces jeunes dont la vie intrigue.
Depuis que nous sommes en terre communiste, Pascal, militant au JC, est enchanté mais Bruno et son frère, catholiques pratiquants tendance Taizé sont plutôt critiques, surtout Jean-François qui nous bassine sans arrêt avec des discours exaltés, s’offusquant du manque de liberté, des contraintes imposées, de l’étouffement de la religion.
Moi je m’en fous un peu de ces discussions, je fais partie de ce petit groupe parce que Bruno a la peau douce et que nous étions au lycée ensemble. J’étais très amoureuse, je le suis moins mais je suis déjà vagabonde. J’aime ce voyage comme j’aime tous les voyages.

L’Europe de l’Est, je la connais déjà, je l’ai parcourue avec mes parents, la  caravane arrimée à la 404. Au fil des années j’ai vu les files d’attente devant les magasins se réduire, les gens être mieux vêtus et le nombre de voitures augmenter sur les larges boulevards bordés de fresques naïves représentant des travailleuses et des travailleurs aux biceps saillants tendant le menton vers un avenir radieux. Contrairement à certaines rumeurs, amplement relayées en Europe de l’Ouest, les habitants des démocraties populaires que nous avons rencontrés ne nous ont semblé ni affamés ni apeurés ni particulièrement opprimés. Ils sont joyeux, chaleureux, curieux de rencontrer des occidentaux, de savoir comment on vit de l’autre côté du rideau de fer, car la liberté de voyager, eux, malheureusement, ils ne l’ont pas.

A la terrasse d’un estaminet de Prague, une fille s’assied à côté de Jean-François et lui sourit. Elle est si jolie qu’il en reste tétanisé, sans voix, ce qui chez lui est signe d’un grand trouble. Enfin, rosi par l’émotion, il lui demande son nom.
« Greta ». Elle est allemande, de RDA. Son anglais est aussi hésitant que l’allemand de Jean-François mais visiblement ils se comprennent. Ses amis, la rejoignent, nous bavardons tous ensemble, navigant d’une langue à l’autre. Ils sont eux aussi en vacances et, le hasard faisant bien les choses, ils ont planté leurs tentes dans le même camping que nous, loin de la ville, au beau milieu d’un immense pré.

C’est là que, plus tard, nous les retrouvons. Assis dans l’herbe sous les étoiles, la guitare à la main. Un joint circule. Greta se blottit contre Jean-François. Les allemands jouent du folk américain, Crosby, Stills, Nash and Young, ce qui n’en finit pas d’étonner Bruno. « Je pensais pas qu’en RDA on écoutait de la musique occidentale ! » Les Allemands se mettent à rire et nous expliquent que si on sait se débrouiller, on peut écouter ce qu’on veut.

Jean-François est trop occupé à embrasser Greta pour participer à la discussion. Entre deux baisers, un sourire béat fiché sur les lèvres, il la contemple, caresse ses longs cheveux blonds.

C’est elle qui, lorsque que les guitares se taisent, l’entraine dans la tente. Il en émergera au matin, ébouriffé et rêveur, enchanté par la belle.

Nous passerons deux jours ensemble avant que nos routes se séparent à cause de l’expiration de nos visas.

Je n’ai pas oublié les larmes dans les grands yeux bleus de la jolie Greta, sa longue jupe qui volait doucement autour d’elle, la pâleur de Jean-François, leurs mains qui refusaient se lâcher, leur promesse de se revoir, l’année suivante, en RDA.
Je me souviens aussi de mon émotion devant cet amour si tendre, si intense et si bref.

J’ai depuis longtemps perdu Jean-François de vue, je ne sais pas s’il a retrouvé Greta.

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