C’est un modeste bureau de tabac situé dans une petite ville du sud de l’Italie. Au dehors il pleut, une pluie fine et monotone qui fait reluire les pierres grises de la place. Reluire et glisser, alors la démarche des anciens se fait hésitante.
Une petite dame en noir, la cinquantaine fanée, humblement mais proprement vêtue, s’approche du buraliste et lui tend dix euros. En échange, elle reçoit le fugitif espoir d’arrondir ses maigres revenus: cinq tickets à gratter. Avec précaution elle s’en empare, tourne le dos au comptoir, les dépose sur la longue étagère qui parcourt à mi-hauteur les murs de la boutique, sort une pièce de son porte-monnaie et commence à gratter.
Après elle un homme, la trentaine négligée, extirpe de sa poche un billet froissé. Vingt euros. D’une voix rocailleuse, marquée d’un fort accent étranger, roumain, slave, albanais peut-être, il demande lui aussi des jeux à gratter, une liasse. Il saisit brusquement les cartons colorés, tourne le dos au comptoir, les étale sur l’étagère, sort une pièce de sa poche et commence à gratter.
Le suivant est un vieillard, tremblotant et usé. Personne n’a veillé à sa mise, sa veste, trop légère, est trempée et son pantalon tire-bouchonné sur des godillots exténués. D’un porte-feuille en cuir élimé il sort un billet de cinq euros, puis, de son porte-monnaie, deux pièces de cinquante centimes. Sans un mot, sans un sourire ni un regard, la buraliste lui tend trois tickets à gratter. Un habitué sans doute, venu acheter sa ration quotidienne de rêve. Il tourne le dos au comptoir et d’un lent pas flageolent, rejoint la longue étagère sur laquelle il pose son butin. Puis il sort à nouveau son porte-monnaie de sa poche, l’ouvre, en extrait une pièce et d’une main tremblante, commence à gratter.
Et dans la boutique l’on n’entend plus que le bruit du métal qui racle le carton, crr-crr-crr, crr-crr-crr,
semblable à celui que feraient des souris grignotant un morceau de pain sec.
Parfois un soupir, lourd et triste.
Un ticket rageusement froissé par l’homme à l’accent étranger.
Un autre jeté dans la corbeille par la dame qui soudain se retourne, un vague sourire sur ses lèvres pâles. Elle a gagné deux euros qu’elle échange bien vite contre un nouveau ticket et retourne gratter. Mais cette fois c’est fini, le fragile ersatz de chance s’en est allé. Elle aussi s’en va. C’est fini pour aujourd’hui.
Fini aussi pour le vieillard et pour l’homme à la voix rocailleuse. Mais pas pour les buralistes à qui de nouveaux clients, inlassablement, achètent les cartons colorés ou des billets de Superenalotto.
Ils sont des millions ainsi, dans ces zones appauvries désertées par le travail, à dépérir peu à peu entre les griffes acérées de la Providence, à prier Padre Pio, à attendre, mornes et résignés la venue d’un improbable messie.
8 commentaires sur “Italie, entre les griffes de la providence”
hum il me semble avoir assisté à la même chose sur le trottoir devant le bureau de tabac trop petit pour y rester, à côté de la queue, au métro Voltaire
@ coucou Brigetoun
ça ne m’étonne guère, mêmes causes, mêmes effets…les perdants, comme toujours sont les plus démunis.
une pensée rageuse, au passage, contre ceux qui en France, Rama Yade en tête, ont autorisé la publicité pour les jeux en ligne, bénéficiaires: Patrtiiiiiiiick Bruel et consorts
quand je fumais, j’en voyais qui claquaient le peu qu’ils avaient en jeux à gratter…
Ce qui est rassurant est que ceux qui jouent dans la cour des grands, c’est-à-dire ceux qui ont de l’argent, en veulent toujours plus et spéculent ou investissent dans des fonds mirobolants, tombent parfois aussi sur des tickets perdants…
Mais, plus déprimant encore que le ticket perdant à 2 € de Rapido ou de Millionnaire, sont les machines à sous des casinos qui engloutissent les pensions de retraite à la vitesse de l’éclair dans un bruit assourdissant. Certains casinos n’hésitant pas à aller chercher en bus les petits vieux pour les emmener aux portes de l’enfer.
C’est vraiment triste cette addiction chez les plus pauvres. Ce n’est pas de la condescendance, j’en fais partie.
Au jeu, il n’existe qu’un seul gagnant, c’est la banque ou le buraliste.
Je ne joue jamais, la dernière grille de loto que j’ai jouée coûtait encore 2 francs et cela doit remonter à 25 ans. Ah, si j’ai gagné à la loterie des pompiers un stylo en vrai plastique, mais c’était plus par soutien que par l’appât du gain et ils sont trop craquants à Paris !
La façon dont tu décris l’indifférence de la buraliste, Céleste me fait froid dans le dos et me fait penser à un dealer filant sa dose.
Heureusement que c’est pas tous les jours que tu décides de me nouer les tripes de cette façon…
Magistrale, la façon. Tristement magistrale.
Ici, c’est pareil! Dans les bars de province ou en ville, tous ces gens qui grattent entre deux petits verres, gros, maigres, blancs, noirs, hommes et femmes…
Nous n’entendons plus parler des jeux d’argent sur internet.
Se ruiner, s’endetter en deux clics de souris… ça devrait être interdit!
Tous ces gens qui rêvent et y jouent des fortunes, se mettent à mentir, empruntent pour jouer…
La pub pour ces jeux ne devraient pas exister.
Les jeux pour renflouer les caisses de l’Etat sur le dos des gens naifs, c’est abominable, oui…
Heureusement il y a le lit : un parking !
Tu viens, mon amour ?
Et puis, c’est comme à la roulette : on mise, on mise
Si la roulette n’avait qu’un trou, on nous ferait miser quand même
D’ailleurs, c’est ce qu’on fait !
Je comprends les joueurs : ils ont trente-cinq chances de ne pas se faire mettre
Et ils mettent, ils mettent
(Léo Ferré : Il n’y a plus rien)