1.
Ce matin, en sortant de la messe, Mary m’a fait un petit signe de tête, j’en ai été tellement surprise que je ne lui ai même pas répondu. Voilà bientôt deux ans que nous nous évitons, que nous détournons le regard quand nous nous croisons, et que je sens sa désapprobation peser sur moi. Tout ça à cause de Deepty, ma fille insoumise.
Mais tout à l’heure elle m’a saluée, de loin, fugitivement et j’ai vu dans son attitude que quelque chose avait changé. Je me demande bien pourquoi. Elle semblait moins fière. Son sari était mal ajusté ce qui ne lui ressemble pas et puis des petites mèches s’échappaient de son chignon.
J’y ai pensé toute la matinée, à Deepty aussi, qui là bas en Italie, si loin du Kerala, a quitté Dennis, son mari devant Dieu, pour vivre avec un autre homme. Mais je l’ai vite chassée de mes pensées, par sa faute Priya ne vit plus avec nous et il y a plus de deux ans que je ne l’ai pas vue.
Elle me manque, à chaque instant, surtout le matin. Quand j’allais la réveiller, elle entourait ses petits bras autour de mon cou pour que je la soulève de son lit, et leur douceur était comme le frôlement de l’aile d’un ange.
Depuis que Dennis nous l’a enlevée, à cause de cette égoïste de Deepty, qui veut vivre comme les femmes occidentales et ne respecte ni Dieu ni les convenances en vivant dans le péché, la vie est partie de la maison et moi je tourne en rond entre Antony qui passe ses journées devant la télé et sa mère qui perd la tête. Maintenant qu’elle est vieille, elle me suit partout et pleurniche sans arrêt en répétant que je ne l’aime pas.
C’est vrai que je ne l’aime pas. Comment le pourrais-je ?
Il y a 35 ans, quand je suis arrivée dans sa maison, à peine terminée la cérémonie du mariage, elle me traitait déjà comme une servante.
Je sais que Deepty nous en veut de lui avoir choisi Dennis comme mari et de ne pas suffisamment la soutenir aujourd’hui. Je ne le lui ai jamais dit mais je n’étais pas d’accord avec cette union. C’était le choix d’Antony et de ses parents, pas le mien et on ne m’a pas demandé mon avis.
Pour mon propre mariage non plus d’ailleurs. Sinon, est-ce que j’aurais choisi de passer ma vie avec ce petit homme rondouillard, laconique dans l’intimité et bavard avec ses amis quand l’effet de l’alcool se fait sentir ?
Ici ce n’est pas l’Italie, on ne fait pas des mariages d’amour. On unit des familles, les femmes s’adaptent, et c’est bien ainsi.
En Occident au nom de l’amour tout le monde divorce, alors les enfants se droguent, abandonnent leurs parents quand ils sont âgés et malades et les laissent mourir seuls.
Moi je sais où est mon devoir, auprès de mon mari et de ma belle-mère, c’est comme ça et pas autrement.
2.
J’étais en train de pétrir la pâte des chappattis quand Baby est arrivée dans la cuisine. Elle frétillait comme un gros poisson à peine sorti de la rivière alors j’ai compris tout de suite qu’elle avait quelque chose à me raconter. Rien ne lui échappe, à Baby, et surtout pas les ragots qu’elle colporte et amplifie à longueur de journée. C’est la pire langue de vipère de la paroisse, et pourtant, il y de la concurrence.
Si elle n’était pas ma belle-sœur, il y a longtemps que je l’aurais chassée de chez moi, surtout après tout ce qu’elle a raconté sur Deepty, qu’elle couchait avec plein d’hommes, comme une prostituée, qu’elle avait trompé Dennis, l’avait poussé à bout et qu’elle était la honte de la famille. C’est à cause d’elle que je me suis disputée avec Mary et que depuis elle ne m’adresse plus la parole.
Avant, quand ma Deepty et sa Sujitha étaient deux fillettes qui se tenaient par la main pour aller à l’école et qui échangeaient leurs bracelets, Mary était mon amie.
Maintenant mes filles sont parties, j’ai perdu mon amie et on m’a enlevé ma petite-fille.
Baby était excitée au possible par ce qu’elle avait à me raconter mais pour l’embêter je ne lui ai pas laissé le temps d’ouvrir la bouche et je lui ai parlé de la préparation de la fête de Saint Thomas. Je sais que ça la contrarie car le partage du gâteau aura lieu chez sa voisine qu’elle déteste et qui va en profiter pour faire admirer à tout le monde la télévision géante et les beaux meubles neufs que son mari a achetés quand il est rentré du Koweit.
Mais elle n’a pas mordu à l’hameçon et elle a balancé sa nouvelle, à toute vitesse.
«- Sujitha a quitté son mari et elle veut divorcer ! »
J’ai dit « Ah oui ! » et j’ai pensé : « Alors c’est pour ça que Mary avait l’air bizarre à la messe ce matin, c’est pour ça qu’elle m’a saluée, on est à égalité maintenant ! »
J’ai demandé si c’était pour un homme et Baby a répondu que pour l’instant on n’en savait rien, que ça ne l’étonnerait pas, mais que, d’un autre côté, Sujitha avait toujours fait la fière, comme si on pouvait se permettre de parader quand on a une tache en forme d’araignée sur la figure, enfin pour l’instant elle vivait dans un hostel à Perumbavoor et elle avait dit qu’à la prochaine rentrée elle irait travailler à Bangalore.
J’étais quand même intriguée et surprise mais je me méfie de Baby, elle est capable d’inventer n’importe quoi pour nuire.
« – Qui est-ce qui t’as raconté ça ?
– Princy, sa belle-sœur ! Elle est passée chez moi ce matin, elle était toute retournée parce Sujitha a téléphoné hier et que depuis Mary pleure. Son beau-père par contre il n’a pas dit un mot, il n’a pas bougé de son fauteuil, il a continué à lire comme si de rien n’était. Mais tu sais, il a le cœur fragile, s’il lui arrive malheur, ce sera de la faute Sujitha, et de Mary elle n’avait qu’à mieux éduquer sa fille. »
Je me suis retenue pour ne pas lui rappeler que la semaine dernière son mari avait été obligé de corriger leur fille parce qu’ils ont découvert qu’elle avait une histoire avec un garçon, musulman en plus, qui va au College avec elle.
Chacun sa vie, moi je ne me mêle pas de celle des autres.
3.
Hier c’était la Saint Thomas. Tout l’après-midi, avec les femmes de la paroisse, nous avons préparé le gâteau de riz. Comme toujours Baby a voulu montrer qu’elle faisait tout mieux que nous toutes ; elle s’est précipitée pour être la première à mélanger la pâte, alors nous nous sommes regardées derrière son dos et personne ne lui a proposé de la remplacer, ce qui fait qu’au bout de 20 minutes elle n’en pouvait plus. Elle a dû arrêter et demander à être relayée.
Pour la première fois, Mary n’était pas là, ni l’après-midi, ni le soir quand le prêtre est venu pour le partage du gâteau et la bénédiction.
Elle doit être bien malheureuse car d’habitude elle ne manque jamais une célébration ou une réunion de la paroisse. Je sais qu’elle n’est pas malade car je la vois passer à l’angle de la rue quand elle va à l’église, plusieurs fois par jour.
Malgré toutes les méchancetés (qui venaient de cette vipère de Baby) qu’elle m’a dites au sujet de Deepty quand nous nous sommes disputées, elle me fait de la peine. J’aimerais bien avoir le courage d’aller lui parler.
Je suis nerveuse aujourd’hui, je tourne et vire dans la cuisine sans arriver à me décider à préparer le biryani pour ce soir. Tout à l’heure j’ai rabroué la vieille. Elle avait encore laissé la porte ouverte, une poule est rentrée et a laissé une fiente sur le sol. Il a fallu que je nettoie et pendant que je frottais avec un chiffon pour faire partir la tache elle me tournait autour en se lamentant de ses douleurs dans le dos. Elle est allée se plaindre à Antony qui somnolait devant la télé et lui, du fond de son fauteuil, il a crié :
« Je t’interdis de faire pleurer ma mère ! ».
Et soudain j’ai eu envie de pleurer moi aussi. J’ai pensé à Priya, dans une semaine, elle aura 10 ans.
4.
Au début, quand Dennis est venu nous enlever Priya je n’ai pas pensé que c’était pour toujours. J’ai cru qu’il voulait seulement se venger de Deepty. Ce qui était normal, compte tenu de ce qu’elle lui avait fait et qu’après, quand sa colère serait passée, il me la rendrait. Elle vivait chez nous depuis sa naissance, Dennis avait toujours affirmé que c’était très bien comme ça, et qu’il était content que ce soit moi qui élève sa fille.
Je me trompais, sa colère n’a fait qu’empirer.
Les premiers temps, elle vivait chez la mère de Dennis et nous pouvions aller la voir à l’école le samedi ou chez elle le dimanche. Et puis la mère est morte alors il a confié Priya à sa sœur et lui, il est reparti en Europe.
Juste après Deepty a demandé le divorce, alors là il a vu rouge. Il nous a téléphoné pour nous dire que si elle ne revenait pas immédiatement vivre avec lui nous ne pourrions plus voir Priya. Et il a mis ses menaces à exécution, car bien sûr, il n’y a pas eu moyen de convaincre Deepty de renoncer à sa folie.
Parce qu’elle était là, chez nous, pour faire sa demande de divorce. Elle était venue seule bien sûr, il n’est pas question pour nous de rencontrer l’homme avec qui elle vit. Celui là, je ne veux pas en entendre parler. Elle dit qu’il est Keralais et catholique mais il ne doit pas l’être tant que ça car sinon il n’aurait jamais pris la femme d’un autre pour vivre avec elle dans le pêché.
Elle a bien compris notre désapprobation mais elle s’en moque, elle est riche, elle paye: l’avocat, les dernières traites de notre maison, une télévision neuve, les dettes de son père.
Quand j’ai essayé de la raisonner elle m’a répondu qu’elle avait quitté Dennis parce que tous les soirs il était ivre et qu’il la battait.
Je lui ai dit que c’était ainsi parce que Dieu la mettait à l’épreuve. C’était à elle d’être forte et de ramener son mari dans le droit chemin, comme moi j’avais fait avec son père, au lieu de l’abandonner à ses démons.
Mais bien sûr, tête folle, elle ne m’a pas écoutée, au contraire, elle m’a expliqué que tout cela c’était des foutaises, que Dieu saurait très bien reconnaître les siens et que certainement Dennis ne serait pas parmi eux.
Elle a ajouté qu’au lieu d’attendre comme des moutons qu’il nous rende Priya, ce que d’après elle il ne fera jamais, nous devrions aller nous aussi chez l’avocat, parce que les grands-parents ont des droits et qu’il faudrait les faire valoir.
Evidemment Antony s’est mis à hurler, puis il est allé se saouler – ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps- et on n’en a plus reparlé.
Dans trois jours ce sera l’anniversaire de Priya.
Je suis sûre qu’elle n’est pas heureuse chez sa tante. Les rares fois où j’ai téléphoné, cette péronnelle a refusé de me laisser parler avec ma petite fille et de sa voix nasillarde elle m’a répondu :
« Il faut demander à mon frère, il faut demander à mon frère »
C’est tout ce qu’elle sait dire ; il lui envoie de l’argent pour Priya alors bien sûr elle lui obéit !
Il y a longtemps que je n’ai pas téléphoné, je ne supporte plus de l’entendre répondre oui à toutes mes questions.
« Priya va bien ?
– Oui
– Elle a des bonnes notes à l’école ?
– Oui
– Elle est en bonne santé ?
– Oui »
Et quand je demandais si nous pouvions venir la voir elle répondait :
« Non, il faut demander à mon frère »
Cette femme est méchante, encore plus que Baby.
Je me souviens que le jour du mariage de Deepty, elle a passé son temps à tout critiquer, il n’y avait pas assez de fleurs, le meal n’était pas assez varié, la salle des fêtes trop petite et la réception mal organisée.
Comme si c’était facile de gérer plus de cinq cents invités !
Il a fallu des heures pour que tout le monde monte sur l’estrade féliciter les mariés et comme il pleuvait on n’a pas pu utiliser les tables du dehors pour le repas.
Pourtant la mousson était encore loin. Quand nous sommes rentrés dans l’église, il faisait un temps magnifique, le ciel était bleu comme la robe de la Sainte Vierge et il n’y avait pas un nuage. Mais quand nous sommes ressortis, bien groupés tous ensemble sur le parvis, un énorme nuage noir est arrivé ; en deux secondes toute l’eau du ciel nous est tombée dessus et évidemment personne n’avait pensé à prendre un parapluie !
Après il a plu sans interruption jusqu’au soir.
Elle était bien belle ma Deepty ce jour là, et triste. A la fin de la réception elle a pleuré et je me souviens que Sujitha lui caressait les cheveux en silence.
5.
Ce matin en me réveillant, j’ai décidé que demain, le jour de son anniversaire, j’irai voir Priya. Je ne téléphonerai pas pour annoncer ma visite, j’arriverai par surprise, vers cinq heures quand elle rentre de l’école et si la tante n’est pas contente, tant pis, il sera trop tard pour téléphoner à Dennis.
J’en ai parlé à Antony. Il a fait semblant de ne pas m’écouter, comme d’habitude quand quelque chose le dérange, puis il est sorti pour aller au marché. Ce n’est pas la peine d’insister, il ne m’accompagnera pas.
Pourtant je ne peux pas y aller seule.
Pendant que je trie les lentilles pour préparer le dahl, je cherche qui pourra venir avec moi voir Priya. Et comme j’élimine les fragments de pierre mêlés aux petites boules dures et lisses qui glissent sous mes doigts rapides, j’élimine, une à une, la plupart des femmes qui me sont proches.
Tiens ce gros éclat noir et tranchant qui me fait penser à Baby, à la poubelle !
Et celui-ci tout ratatiné comme ma belle-mère, à la poubelle aussi !
Oh ! En voilà un tout rond et poli, si ce n’avait été sa couleur, je l’aurais pris pour une lentille.
Les apparences sont parfois si trompeuses. Comme pour les gens.
Mary par exemple, tout le monde la dit fière, et bigote à l’extrême, mais moi qui ai été son amie, je sais que ce n’est pas vrai. Son mari la délaisse, il passe l’essentiel de son temps à lire, assis dans son fauteuil devant la fenêtre. Sa belle-fille s’occupe de la maison et elle, elle n’a presque plus rien à faire, alors elle va à l’église.
Sans cette dispute idiote, j’aurais préparé des pakoras croustillants, de piments ou d’oignons agrémentés de coriandre fraîche, je les aurais enveloppés dans du papier et je serai allée chez elle. Elle aurait fait du thé, nous nous serions assises dans un coin de la cuisine et je lui aurais demandé de m’accompagner.
6.
C’est Mary qui est venue me voir !
Hier après-midi, pour réfléchir à mon aise, j’avais entrepris de nettoyer le jardin. Arracher les mauvaises herbes, dégager les plantes des parasites qui les étouffent, m’apporte toujours une espèce de paix intérieure. Quand mes mains sont occupées il m’est plus facile de concentrer mes pensées. J’avais besoin d’avoir les idées claires pour décider comment faire et avec qui j’irai voir Priya.
J’étais penchée au-dessus du gros ibiscus rouge, celui qui me donne tellement de fleurs, quand, en relevant la tête, je l’ai vue arriver. Sur le moment, je n’ai pas compris qu’elle venait me rendre visite. J’ai fait mine de rien, même si à sa vue mon cœur s’est mis à battre plus fort. Je me suis demandée, l’espace d’un instant, si ce ne n’était pas le destin qui l’envoyait pour que je puisse lui faire comprendre que je n’étais plus fâchée, que nous pouvions oublier notre querelle et être amies comme avant – après tout, nous ne sommes pas responsables de ce que font nos filles- et surtout lui demander son aide.
Elle a traversé le jardin d’un pas décidé, s’est arrêtée devant moi et m’a dit en joignant les mains :
« Namaste ! Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes pas parlées. »
Je n’ai rien répondu parce que les mots sont restés coincés dans ma gorge, alors elle a continué :
« Je voulais te dire que je regrette ce qui s’est passé et tout ce que je t’ai dit sur Deepty. J’ai eu tort. Maintenant que Sujitha a quitté son mari, je comprends comme ça a dû être difficile pour toi. »
Moi j’avais presque envie de pleurer. Je me disais qu’elle avait du courage et en même temps j’étais tellement contente que cela arrive aujourd’hui, alors que depuis hier je pense à elle.
Nous nous sommes assises dans la cuisine et ça s’est passé exactement comme je l’avais imaginé, à part que je n’avais pas fait les pakoras mais il y avait du thé et nous avons parlé de nos filles. Elle m’a raconté que Sujitha avait quitté son mari parce qu’elle n’était pas heureuse avec lui, qu’il ne la considérait pas comme son épouse et ne venait presque jamais dans son lit. Et là je lui ai dit qu’avec les hommes on était toujours déçues, nous les femmes ; ou ils veulent toujours, comme Anthony, même quand on en a pas envie, ce qui est mon cas après 35 ans de mariage, ou ils ne veulent pas assez souvent et on est malheureuse parce qu’on pense qu’on ne leur plait pas ou que l’on n’est pas belle, ou trop vieille.
Alors nous avons ri, et ri encore quand elle m’a décrit la belle-mère de Sujitha, une harpie qui voulait tout contrôler. Si on y pense ce n’est pas drôle, mais à part en rire qu’est-ce qu’on peut faire ?
Ensuite je lui ai parlé de Priya et tout de suite elle a accepté de m’accompagner. Elle m’a même proposé de demander à son neveu qui est chauffeur de taxi de nous emmener, comme ça nous aurons un homme de confiance avec nous.
Finalement nous avons décidé de sortir en début d’après-midi pour avoir le temps d’acheter des cadeaux, un gâteau d’anniversaire au chocolat et de bons ladoos moelleux à la Modern Bakery.
Maintenant il est deux heures, j’ai mis mon sari de soie verte et l’impatience me maintient debout à côté de la porte, prête à partir.
Hier soir, au lit, j’ai tout raconté à Anthony. Il n’était pas content mais comme mon inhabituelle détermination l’a surpris (d’habitude j’accepte tout en silence) il a seulement dit que ce n’était pas une bonne idée et quand je lui ai demandé de l’argent pour acheter les cadeaux il a même été généreux. Lui aussi est très attaché à Priya et je sais qu’elle lui manque autant qu’à moi, notre si jolie petite fille.
7.
Plus vive fut l’attente plus cruelle est la désillusion. Ce soir, la tristesse qui m’étreint est infinie et le sommeil se refuse.
Rien ne s’est passé comme je l’avais rêvé. Quand notre voiture s’est garée au bord de la route, des enfants jouaient devant la maison. Nous étions trop loin pour voir leurs traits mais j’ai pensé qu’il s’agissait de Priya et de ses cousins. Nous avons avancé joyeusement vers eux, chargées de paquets. Puis une femme est apparue sur le pas de la porte, a regardé dans notre direction et, immédiatement, a fait signe aux enfants de rentrer. En un clin d’œil ils se sont précipités à l’intérieur de la maison.
Quand nous sommes arrivées devant la maison la porte était close et tous les rideaux tirés. Au premier étage un volet de bois a claqué.
J’ai sonné et rien n’a bougé. Si auparavant nous n’avions pas vu jouer les enfants nous aurions pu penser que la demeure était vide.
J’ai sonné encore puis frappé sur le bois de la porte. A la fenêtre de la façade est apparue une petite main qui essayait d’ouvrir le rideau mais, de l’intérieur, une autre main a brutalement tiré sur le tissu et celui-ci est lourdement retombé.
J’ai crié, d’une voix avenante :
« Je suis venue voir Priya, c’est son anniversaire, j’ai des cadeaux pour elle, je veux juste la voir un petit peu, je suis avec une amie ».
Ma voix est tombée dans le silence.
Avec Mary nous avons décidé de ne pas nous laisser impressionner et d’attendre. Nos paquets posés à côté de la porte, nous sommes restées là, paisiblement. J’en ai profité pour observer la maison et ce que j’ai vu ne m’a pas plu. Elle est mal entretenue, la peinture se détache comme la peau d’un lépreux, les rideaux sont maculés de taches et le jardin est encombré de déchets.
Au bout d’une trentaine de minutes, la porte s’est entrouverte, la sœur de Dennis est apparue et nous a lancé d’un ton rude :
« Priya n’est pas là, elle est avec son père, il est arrivé il y a une semaine ».
J’ai tout de suite pensé qu’elle mentait. J’ai dit que peut-être ils allaient arriver mais la femme m’a sèchement rétorqué que non et que nous devions partir. Une autre tante de Priya s’est jointe à la première pour répéter les mêmes injonctions. Comme la porte était maintenant ouverte j’ai pu regarder à l’intérieur de la pièce, je n’y ai vu que désordre, saleté et meubles encombrés.
« On ne veut pas de vous ici ! » a aboyé la plus âgée des deux femmes. A ce moment là j’ai compris que nous étions venues pour rien. La rage et la frustration bouillaient en moi mais je savais que la colère, non seulement ne résoudrait rien, mais risquait au contraire de se retourner contre moi. J’y perdrais ma dignité et on pourrait utiliser mon attitude pour dire qu’il était impossible de confier une enfant à une femme incapable de se contrôler.
Alors nous avons repris nos paquets et nous nous sommes éloignées. Au bout de quelques mètres je me suis retournée et j’ai vu à nouveau une petite main qui tentait vainement de soulever le rideau.
Des larmes amères ont coulé sur mes joues.
8.
Cette nuit je n’ai pas dormi, je revivais indéfiniment la scène de l’après-midi, le retour dans le taxi et Mary qui elle aussi avait les larmes aux yeux. Comme moi elle a vu la petite main qui essayait d’ouvrir les rideaux, et comme moi elle a pensé que Priya était enfermée dans la maison.
Quand il m’a vue arriver Antony a compris tout de suite que la visite s’était mal passée, je la lui ai racontée en quelques mots et je lui sais gré de n’avoir fait aucun commentaire.
Ce matin, comme toujours le dimanche, Deepty a téléphoné. Quand j’ai entendu sa voix, lointaine et joyeuse, toute l’humiliation de la veille, la rancœur due à l’injustice, la frustration de mon amour contrarié pour Priya, la colère que j’avais réprimée et qui grondait encore en moi, tous ces sentiments tristes et négatifs m’ont irrésistiblement submergée, brouillant mes pensées et me conduisant à violemment invectiver ma fille.
J’ai été odieuse. Je l’ai accusée d’être la cause du malheur de Priya, enfermée dans cette maison sale par ses horribles tantes. Je lui ai reproché son égoïsme, ah c’est facile pour elle de s’amuser en occident avec un homme alors que sa fille souffre. Au bout du fil, elle s’est mise à pleurer, elle a répété que Dennis était un sale type, qu’elle l’avait quitté parce qu’il la frappait tellement violemment que plusieurs fois elle avait dû aller à l’hôpital. Je lui ai rétorqué que si il l’avait frappée c’était certainement parce qu’elle l’avait mérité.
Là-dessus la ligne a été coupée et je suis restée comme une idiote, la fureur bouillant en moi et le combiné muet à main.
Je ne savais pas que la journée me réserverait une nouvelle épreuve.
9.
Après le déjeuner Antony est allé faire la sieste, sa mère aussi. Moi, j’ai entrepris de ranger la cuisine, ou plutôt de soulever un à un les objets avant, agacée et vide de toute initiative, de les reposer au même endroit. On a frappé à la porte. Le temps que j’aille ouvrir les coups ont redoublé de force à tel point qu’Antony, tiré de son sommeil, m’a hurlé d’aller voir ce qui se passait. J’ai ouvert et me suis trouvé nez à nez avec Dennis et un de ses frères.
Tout de suite il a commencé à crier :
« Je vous… je vous interdis d’aller persécuter ma sœur à son domicile comme vous l’avez fait hier ! »
A l’embarras de sa diction et à l’expression de son visage j’ai compris qu’il était ivre. Il me fixait avec une telle hargne que j’ai pris peur et que j’ai reculé d’un pas. Les deux hommes en ont profité pour s’engouffrer dans le salon où Antony venait d’arriver en rajustant son mundu.
Dennis lui à crié de mieux surveiller sa femme, prétendant que ce j’avais fait hier était inadmissible. Puis il s’est lancé dans une longue déclaration dans laquelle il a expliqué que sa fille lui appartenait, qu’il n’était pas question qu’il laisse les parents de sa putain de mère s’en occuper et que si nous tentions une nouvelle fois de la revoir, il saurait nous le faire payer. Pendant tout ce discours abject son frère inspectait le salon avec dans les yeux une lueur qui m’a paru incendiaire.
Puis avant qu’Antony n’ait eu le temps de réagir ils sont repartis en claquant la porte.
Nous nous sommes regardés, éberlués. Jamais notre gendre ne nous était apparu sous cet aspect brutal et odieux, semblable au portrait qu’en fait Deepty et dont j’ai toujours réfuté la véracité.
Sans un mot Antony est retourné s’allonger et moi j’ai lissé mon sari d’une main rapide avant de filer chez Mary pour tout lui raconter.
Pour une fois son mari n’était pas plongé dans un livre et il m’a écoutée lui aussi. C’est un homme très instruit et très sage, souvent les gens du quartier viennent lui demander conseil.
A la fin de mon récit, il a dit :
« C’est parce qu’il pense que vous êtes faibles, sans défense et qu’il peut vous faire peur que votre gendre agit ainsi. Si vous voulez revoir votre petite fille, usez vos droits, car vous avez des droits et vous les ignorez. Même si les tribunaux sont lents, ils sont destinés à faire respecter la loi, et celle-ci vous protège. Je n’ai qu’un conseil, alliez-vous à votre fille pour que Priya vous soit légalement rendue. »
Et il est retourné dans son fauteuil près de la fenêtre.
« Il a raison » a chuchoté Mary et en écho j’ai pensé « C’est vrai, nous avons été faibles, lâches et stupides » et j’ai senti la honte m’envahir.
Maintenant, dans le crépuscule, regardant le soleil rougeoyer derrière les cocotiers, j’énumère dans ma tête les arguments que j’utiliserai pour convaincre Antony de nous rendre chez l’avocat. Quand nous aurons effectué la démarche, j’écrirai à Deepty pour lui dire que je regrette, et que désormais je suis à ses côtés, comme Mary est aux miens.
J’ai compris que parfois les traditions sont injustes et qu’en étant solidaires nous pourrions les combattre.
Mary et moi devons être fières de nos filles, elles sont fortes, elles sont libres, comme, je l’espère, seront les femmes de l’Inde de demain.