Chapitre I
Sur les galets
A demi allongé sur son drap de bain bleu rayé blanc, les cailloux de la plage lui meurtrissant le dos et les coudes, Michel s’ennuyait. Comme chaque jour ensoleillé, et à Nice ils sont nombreux, Michel passait sa pause déjeuner à la plage, ce qui lui offrait plusieurs avantages appréciables: économique, le sandwich fait maison étant indéniablement moins cher que le plat du jour du resto pour employés où s’entassaient quelques-uns de ses collègues (certains autres munis de conjointes inactives rentraient manger avec bobonne), sanitaire, l’air de la plage étant sans nul doute meilleur pour les poumons fragiles (Michel était asthmatique) que l’atmosphère enfumée des bistrots, esthétique, la nature n’ayant pas fait de gros efforts de ce côté-là le concernant il pensait, à juste titre, qu’un teint bronzé arrangeait légèrement sa physionomie et enfin sensuel, l’art de la séduction ne faisant pas partie de sa palette de comptable-fils unique de parents prolétaires âgés italiens qui avaient depuis peu regagné leur Calabre natale, les occasions de contempler des femmes dénudées se limitaient à la plage et aux cassettes vidéos spécialisées (une par semaine jamais plus jamais moins). Paradoxe de la société du spectacle, plus les mœurs sont libres et moins un type comme Michel, d’une affligeante banalité, n’a de possibilités de baiser en dehors du sordide circuit de l’esclavage sexuel duquel la mamma Giuseppina, fervente catholique obsédée par les maladies sexuellement transmissibles avait formellement interdit l’accès. Ayant lu sur les murs du lycée Les interdits sont faits pour être transgressés, Michel, taraudé par une sexualité écumante avait, la veille de ses vingt ans, tenté de braver un oukase maternel dont il sous estimait la puissance dévastatrice, l’opération s’était soldée par une piteuse défection physique et lors des dix années suivantes, il s’était contenté de quelques aventures, plutôt décevantes, avec une ancienne copine de classe, une collègue de bureau qui trompait son mari, et une secrétaire dépressive rencontrée précisément sur la plage l’automne dernier. A ce terne palmarès s’ajoutaient deux nuits sans lendemain, l’une avec une touriste belge (plate comme de la bière éventée) et l’autre avec une inoubliable australienne, dorée, charnue et dépourvue de tout complexe, qui alimentait désormais ses fantasmes masturbatoires. Ces deux dernières rencontres ayant elles aussi eu lieu sur les galets pointus de la Promenade des Anglais, Michel en avait tout naturellement déduit que seule une fréquentation assidue des dits galets pouvait lui assurer une vie sexuelle certes fragmentaire, mais du moins existante. Meglio poco che niente disait la mamma. Et puis, les innombrables jours où la chasse à la femelle consentante se révélait infructueuse, il restait le plaisir des yeux. Cette occupation apparemment banale, innocente et simple – quel homme n’a jamais maté ses congénères du sexe féminin à la plage ou à la piscine ? – exigeait en fait deux qualités fondamentales : la patience et le sens de l’organisation. En bref le bon mateur doit bien choisir son emplacement, s’y tenir jour après jour, arborer un maillot de bain discret, ne jamais attirer l’attention sur sa personne de façon intempestive, adresser un sourire aimable aux habituées lorsqu’il arrive et un signe de tête entendu quand la contrainte du labeur le pousse à quitter les lieux, il doit se fondre dans le paysage de la plage, être galet parmi les galets. C’est alors qu’une partie de la gent féminine, se sentant en confiance, loin de tout regard concupiscent, procédera en toute quiétude à son déshabillage « Je mets mon maillot ! ». Michel savait depuis longtemps que les femmes qui travaillent et qui, comme lui profitaient des délices de la plage à l’heure du déjeuner, se changent quand elles arrivent et à nouveau quand elles partent, exécutant toute une série de manœuvres exaltantes : jupes soulevées découvrant des slips en dentelles, slips en dentelle glissant le long des jambes, enroulés sur eux mêmes comme des serpents exotiques, blancheur des fesses, parfois agrémentée d’une raie sombre et mystérieuse… et puis il y avait les autres, celles que Michel nommait mentalement les exhibos et qui jouaient avec les regards, avec son regard, dévoilant fugitivement leur chatte, baissant leur maillot quelques millimètres en dessous de la limite des poils, caressant leurs seins nus offerts au soleil…
Parmi les habituées de son coin de plage, à gauche en regardant la mer, Michel avait ses préférées : une blonde grassouillette, dotée d’une poitrine voluptueuse, qu’il avait surnommée Gros Seins et sa copine Fesses Plates (personne ne s’étant jamais préoccupé de permettre au petit garçon qu ‘il avait été d’user de son imagination, celle-ci avait, au fil des ans, réduit comme une peau de chagrin, laissant place à la série de poncifs et autres lieux communs que les médias de masse déversent sans relâche dans des cerveaux anesthésiés, quant à son champ lexical certes, il était bilingue, à la maison on parlait seulement le calabrais, mais ne brillait ni par son étendue, ni par son originalité) Miss Pudeur, une petite brune fragile qui s’entortillait maladroitement dans une serviette pour se changer, tandis que Madame Muscle, une sportive plus toute jeune tendance exhibo arborait été comme hiver un string qu’elle enfilait en découvrant l’essentiel de son anatomie, Beau Cul aussi portait un string, dont la ficelle disparaissait entièrement entre deux superbes globes bronzés que Michel rêvait de pouvoir toucher (il avait un petit faible pour elle car en plus de ce popotin spectaculaire elle avait un joli sourire), et puis des jeunes filles rieuses, toujours en groupe et des mémés fripées comme des pruneaux qui se baignaient même en décembre et dont, va savoir pourquoi, la présence le rassurait.
L’été, c’était différent, tour à tour les habituées partaient en vacances laissant place à une nuée de touristes dont les peaux blanches rougissaient au soleil, les proies étaient plus faciles… Michel aussi partait en vacances, en août, quand la chaleur niçoise devenait pesante et que la ville était envahie par les touristes, il allait rejoindre la famille en Calabre, se gaver de la pasta que la mamma lui mijotait.
Evidemment il n’était pas le seul homme de la plage, quelques esseulés, comme lui, matant les gonzesses, comme lui, plutôt réservés, comme lui, entre eux ils s’ignoraient, l’union ne faisant pas toujours la force, et aussi un petit couple d’homosexuels, vendeurs de fringues dans le vieux Nice, et qui étant donné leur innocuité sexuelle, avaient le privilège de copiner avec quelques unes…
Pourtant Michel avait, à raison, conscience de ne pas être un obsédé sexuel, mais juste un type qui aurait bien aimé, le soir, frotter son corps fatigué contre un autre, doux et chaud, un type banal, seul dans l’appartement de son enfance, un type comme tant d’autres, sans grandes espérances ni illusions, d’un tempérament conformiste et que le système scolaire avait jugé moyen, en somme un type normal à qui le destin n’avait pas encore trouvé une épouse.
Mais ce jour là, il s’ennuyait, malgré l’important taux d’occupation de la plage la séquence déshabillage de ces dames s’était avérée décevante et l’eau encore fraîche excluait tout bain prolongé. Il avait mangé son sandwich tomatethonmozzarella et déglutissait la dernière gorgée d’une bière rendue tiédasse par le soleil lorsque son regard, toujours aux aguets, tomba sur l’homme qui devait irrémédiablement changer sa vie. Il était grand et maigre, bronzé, des cheveux raides, un peu longs, d’un blond fade, encadraient un visage en lame de couteau, à l’expression impassible. Il marchait, le regard lointain, zigzaguant entre les corps allongés, semblant à la fois n’aller nulle part et accomplir une mission. Il portait un pantalon de toile claire et était torse nu, sa main gauche tenait l’anse d’un sac de plage, sa main droite pendait le long son corps, et c’est au fur à mesure qu’il se rapprochait que Michel nota l’étrange mouvement de cette main droite qui se tournait régulièrement de l’intérieur vers l’extérieur. Au moment où l’homme le dépassait il découvrit, stupéfait, la raison de cet étrange mouvement. L’inconnu cachait dans sa paume un petit appareil photo qu’il actionnait régulièrement, d’une simple pression d’un doigt, lorsque celui-ci était orienté côté plage, puis il tournait la main et l’appareil disparaissait le long de sa cuisse. Michel en fut ébahi. Fasciné, il suivit des yeux la main de l’homme qui s’éloignait… clac… clac… clac, les clichés se succédaient rapidement… clac à hauteur de Beau Cul… clac en passant devant Madame Muscle et même clac devant une mémé plus que fanée…
Mais que photographiait-il ? A quoi pouvaient bien ressembler ces images prises au vol, sans cadrer, sans viser ?
Michel n’était pas un spécialiste de l’art photographique, néanmoins, comme tout un chacun il en connaissait les bases élémentaires et le pratiquait volontiers (mais était-ce encore de l’art ?) lorsqu’une circonstance particulière se présentait : réunion de famille, fête avec des copains, messe papale un dimanche avec ses parents…etc. Or, ce à quoi il assistait en ce moment précis en bafouait les règles. Etrange !
Il quitta enfin des yeux l’inconnu qui continuait sa marche imperturbable, rythmée par le mouvement régulier de son bras droit.
Autour de Michel personne ne semblait avoir remarqué quoique ce soit, les jeunes filles riaient en poussant des cris de souris, Miss Pudeur était plongée dans la lecture d’un magazine féminin dont la couverture étalait agressivement une photo de Patrick Bruel (agressivement pour Michel qui détestait ce genre de mec-qui-plaît-aux-femmes), Madame Muscle faisait des abdos et Beau Cul, placée juste devant lui, bronzait, allongée sur le ventre. C’est alors que Michel repensa au cliché que l’inconnu avait pris en passant à sa hauteur… le poignet qui tourne, le doigt qui appuie, clac ! Il considéra alors la hauteur à la quelle l’homme tenait l’appareil, s’asseyant, il leva la main pour mieux l’évaluer, puis faisant appel à sa mémoire l’orienta, légèrement vers le bas, mais pas trop, il suivit ensuite des yeux une ligne imaginaire représentant le champ de l’objectif, et atterrit…pile poil sur le majestueux postérieur de Beau Cul. A cette excitante découverte son sexe fut traversé d’un élan de rigidité tel qu’il dut se concentrer, en pensant au pape, pour le vaincre. Une fois réglé ce problème technique sa réflexion reprit son cours et le but de l’homme à l’appareil photo, lui apparut alors plus clairement mais, s’avisant que Miss Pudeur, qui avait quasiment les mêmes horaires que lui, avait rangé Patrick Bruel dans son sac et commençait à s’entortiller dans son drap de bain, il comprit que l’heure de retourner au turbin avait sonné et entreprit à regret de quitter la plage.