Il m’adresse un petit sourire mais je le sens tendu. Normal, cet entretien est biaisé. J’y tiens le rôle du prof, lui celui de l’élève et son niveau en français ne lui autorise pas beaucoup d’espoir en ce qui concerne la note que je vais écrire sur mon registre.
Il est, depuis deux ans, mon élève dans une classe d’un lycée hôtelier et pour terminer ce cycle, je fais subir à chacun une interrogation orale. En tête à tête, les yeux dans les yeux, ou presque.
Je dois évaluer leur niveau et j’ai pensé que ce procédé était le meilleur.
Je leur ai demandé de préparer la première partie de l’interrogation. Ils doivent se présenter, parler un peu de leurs familles, de leurs loisirs et de la matière qu’ils préfèrent à l’école.
Toutes choses que nous répétons obstinément depuis deux ans, la prof et moi.
Puis je pose des questions, toujours sur ces mêmes thèmes.
« Allez, tu peux commencer. Tu te présentes ? »
Il respire un grand coup puis se lance, à toute vitesse, débitant une litanie visiblement apprise sinon parfaitement sue.
« – Je m’appelle Skordian, j’ai 16 ans je suis albanaise… »
– Albanais, tu es un garçon. »
Il grimace, rentre la tête dans les épaules avant de reprendre son exposé truffé d’erreurs et prononcé avec un fort accent.
Je l’aime bien, Skordian. Réservé et gentil, il me rappelle les garçons de mon enfance campagnarde. En classe, quand je lui souris son visage s’illumine, devient plus doux, plus enfantin. Et il me sourit à son tour.
Ce n’est pas difficile à communiquer, la sympathie.
Il m’explique tant bien que mal qu’il aime jouer au foot, qu’il a deux sœurs et que sa matière préférée est cuisine.
Puis silence.
Et moi :
« – Tu veux devenir cuisinier ? »
– Oui
– C’est une bonne idée, mais peut-être qu’un jour tu iras travailler en France, ce serait bien d’étudier un peu plus, pour pouvoir parler.
– …Je… pas possible.
– Qu’est-ce qui n’est pas possible, de parler français ou d’étudier ?
Il soupire.
– …Deux.
– C’est si difficile ?”
Il hoche la tête.
Je n’ai plus envie de l’interroger, il a préparé cette petite épreuve, il s’est donné du mal. Ça me suffit pour lui donner une note correcte.
Je lui propose de changer les modalités de l’interrogation, je lui pose les questions en français, il me répond en italien. Le défi pour lui est de comprendre ce que je dis. Il accepte avec soulagement.
Quand je lui demande pourquoi il a choisi de devenir cuisinier il m’explique que là bas, en Albanie, son oncle a un restaurant et qu’il lui a promis de l’embaucher s’il devenait chef.
Oui, il veut retourner en Albanie, il y pense tout le temps. Il en rêve. Il compte les jours qui le séparent des vacances car il va y passer deux mois, pour la première fois.
Est-ce qu’il est bien en Italie ?
Je comprends qu’il ne veut pas dire non mais qu’il ne veut pas non plus dire oui. C’est comme pour ses relations avec les Italiens… “insomma“… elles sont comme elles sont.
En Albanie il allait au collège, il était un bon élève, il aimait l’école.
Il vivait avec sa mère et ses sœurs, son père travaillait déjà en Italie. Il y a trois ans, il les a fait venir. Depuis Skordian n’a qu’une idée: repartir.
Vivre loin de sa terre est pour la plupart de ceux qui ne l’ont pas choisie une épreuve terrible.
Quelle que soit la situation qu’ils ont quittée celle qu’ils trouvent est difficile.
Car il ne s’agit pas de visiter un pays confortablement installé dans un statut de touriste.
Il s’agit de comprendre les codes d’un nouvel univers.
De travailler.
De s’adapter.
De vivre.
Je suis en Italie de mon propre gré, venue pour suivre mon amoureux. Je travaille, j’habite un joli appartement, j’ai des amis.
Il faut dire aussi qu’en terre italienne, et c’est bien regrettable, il vaut nettement mieux être une femme française qu’un jeune homme albanais.
Et malgré tout, il arrive que la vie en Italie me pèse et lorsque je pense à nos futures années, je les imagine en France.
L’entretien est fini, je donne sa note à Skordian. Il rosit de contentement et me remercie.
Je lui tends la main.
« Merci à toi Skordian et n’oublie jamais d’aider ton rêve à se réaliser. »
16 commentaires sur “Skordian, déraciné”
Ce qu’il y a d’étonnant c’est que pour rien au monde nous ne voudrions vivre en Albanie…La publicité que l’on nous en fait depuis des décennies, ne nous en donne pas une vision paradisiaque…Et pourtant des gens y naissent et y vivent heureux aussi…Le bonheur peut s’installer partout en douce… comme un lierre sur le mur.
Beaucoup de déracinés vivent ailleurs pour survivre et ne rêvent que de familles, amis et paysages laissés derrière eux.
Ton texte est particulièrement touchant et “parlant” dans le contexte actuel où la stigmatisation de ces personnes alourdit le poids de leur détresse …
oui
assurément
il faut aider les rêves
à nous aider.
encore un bien beau texte.
quand on est un peu déraciné soi-même, quelle qu’en soit la raison, je trouve qu’on comprend tellement mieux les destins parfois si douloureux de ceux qui sont déracinés malgré eux… il en naît parfois des liens, une compréhension réciproque improbables, même si la femme française et le jeune homme albanais sont dans une situation radicalement différente…
s’il réussit à s’en sortir il sera plus fort que nous, plus armé dans la vie.
L’exil si difficile partout,ne donne gère d’espoir d’un monde de libre circulation, de libre installation. Les frontières ouvertes, quand elles le sont, ne sont même pas garantes d’une vie apaisée loin des terres natales.
Sans doute un enfant est-il plus apte à se fondre un peu partout qu’un adulte.
J’ai, sans être séparée de me s parents, vécu à l’étranger , étant enfant. C’était pourtant en Europe, mais les enfants du pays qui m’accueillait m’ont fait comprendre et m’ont dit violemment que je n’étais pas chez moi…’retourne chez toi sale française’….
Il a eu la chance de te rencontrer.
Il porte un très joli prénom.
Il sait ce qu’il veut faire dans la vie.
Il a une famille.
Tout n’est pas perdu pour lui…
Une fois de plus, la simplicité de votre récit m’a touché et permis de comprendre que ce jeune homme sait préserver sa richesse intérieure, celle-là même qui forge les hommes courageux.
@Dom
“Comme un lierre sur un mur…”
quelle belle image
quand-est-ce que tu continues ton récit?
@Agathe
“vivent ailleurs pour survivre”
c’est toute la tristesse, l’injustice du monde actuel
@bonjour le bateleur
enchantée de ta visite 🙂
@tiusha
tu as raison, je mesure beaucoup mieux ce que vivent les immigrés depuis que je vis en Italie
@chathuant
“s’il réussit à s’en sortir il sera plus fort que nous, plus armé dans la vie.”
ce qui signifie aussi que s’il ne “s’en sort pas” il sera détruit.
cruel constat
la résilience bien sûr mais quand les difficultés sociales et économiques s’ajoutent à un traumatisme le chemin qui y mène est semé d’épines.
les enfants reproduisent généralement les schémas qu’on leur a inculqué à la maison.
ça n’enlève rien à la méchanceté, ça ne la dédouane pas, ça aussi c’est un triste constat.
par contre je suis convaincue qu’un monde de libre circulation est possible.
les pouvoirs actuels font tout pour l’empêcher, en désignant des boucs émissaires, en stigmatisant, en effrayant et manipulant les populations.
mais ce n’est pas irrémédiable, cela dépend beaucoup de notre capacité à la résistance.
@néa
tu as raison, non tout n’est pas perdu pour Skordian (ce n’est pas son vrai prénom, le sien y ressemble beaucoup et est aussi très joli, mais je l’ai changé pour écrire ce texte)
je vois aussi, avec plaisir, que ces 3 années italiennes n’ont pas fait de lui un clone des ados locaux.
et puis, il a un rêve.
@André-Louis
c’est tout à fait ça: la richesse intérieure
c’est la seule qui compte.
Très intéressant ce témoignage à plusieurs couches.
J’ai connu la vie d’enfant immigré italien en France dans les années 60 et son lot de difficultés et de racisme ordinaire mais plutôt soft si on le compare à celui d’aujourd’hui.
Je n’ai jamais été plus outré par des propos racistes que par ceux entendus par mes compatriotes italiens durant mes séjours de vacances.
Il est vrai que je suis né dans une région où l’Albanie est presque à vue de jumelles et les immigrés sur la place attendant du travail au jour le jour ont remplacé les ouvriers agricoles, dont mon père, sur cette même place, cinquante ans plus tôt.
Cet enfant a bien de la chance de vous avoir rencontrée.
Toute une vie en France me fait souvent penser qu’il me serait bien difficile d’être bien dans mon propre pays d’origine, si proche du nôtre pourtant, même en maitrisant la langue. Aussi, je me demande souvent comment peuvent faire tous ces gens sans culture commune, quelques fois sans alphabet commun, sans bagage scolaire…
Mes petites virées à San Remo suffisent à mon bonheur.
Merci pour ce témoignage et ces encouragements du quotidien à ceux qui en ont besoin.
@Claudiogene
vous êtes originaire des Pouilles?
mon amoureux est né à Bari, puis il a vécu à Santeramo in Colle.
nous y allons régulièrement.
et effectivement les ouvriers albanais y sont nombreux.
en ce moment le racisme est en pleine décomplexion en Italie, c’est terrifiant.
je pense que c’est pire qu’en France.
le pamphlet de la Fallaci, par exemple, avait connu un franc succès et il a ouvert la porte à d’autres productions du même triste acabit.
Suffit de demander 🙂
Et que l’envie de rêver…
Je suis né à Nardo’ Provincia di Lecce. C’est le Salento. Et les côtes orientales du talon de la botte sont magnifiques du côté d’Otranto.
A ma dernière visite, je me souviens du contraste entre une baignade paradisiaque et les vedettes au loin qui faisaient de grands lacets dans l’eau pour traquer l’envahisseur, même en pleine journée.
Cela je ne veux pas faire dans l’angélisme et je comprends bien que politiquement il y a des choses à faire et humainement des vigilances à avoir face aux religions. (je me permets en tant qu’immigré italien athée vivant avec une immigrée tunisienne musulmane depuis des décennies)
Dommage que l’on ne puisse noter celle qui interroge (mais ce serait faire atteinte à sa modestie).
L’Italie et l’Albanie, c’est une longue histoire de « Je t’aime, moi non plus ! ». Depuis l’ouverture des frontières en 1990, ce pays est la destination principale des émigrants albanais. Il en était déjà ainsi au XVe siècle. Le peuple albanais se sent très proche de son voisin de l’autre rive de l’Adriatique, et des milliers de jeunes Albanais vont étudier en Italie. Cela sera désormais presque impossible. Le gouvernement Prodi a en effet adopté des quotas très restrictifs pour les étudiants étrangers.
Par Edison Kurani
http://balkans.courriers.info/article10391.html
il a eu de la chance de tomber sur toi á l’oral.
et malheureusement le retour au pays est souvent décevant, non? Une fois partis on se divise un peu, on est du pays des étrangers.
Je crois que Skordian se souviendra de toi. Un regard vrai, une écoute, une présence, ça ne peut s’oublier. Tellement de profs brisent les élèves car seules les notes comptent. Pourtant, il n’y a pas besoin de renverser des montagnes pour élever une personne, lui donner confiance en elle. Elèvation et éducation ne devrait faire qu’un seul mot.
Je comprend ce désir du retour chez soi. La seule fois où je suis partie à l’étranger pendant un mois, la langue française me manquait vraiment. Alors être loin de chez soi, avec toutes les incertitudes, laissent deviner ce que toutes ces personnes exilées doivent endurer.