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Si Fort Cochin était en Suisse |
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Si Fort Cochin était en Suisse ses antiques demeures, bâties il y a des
siècles par les commerçants portugais et hollandais, seraient repeintes
de frais, elles abriteraient des boutiques luxueuses, des restaurant
élégants, des hôtels pour touristes fortunés et des banques, ses
pelouses seraient taillées au cordeau et pas un brin d’herbe n’en
dépasserait, la grande esplanade derrière l’église Saint Francis serait
une roseraie où déambuleraient quelques personnes âgées tenant en laisse
d’horribles toutous habillés, pas un déchet ne souillerait les rues
immaculées, l’air embaumerait le parfum des fleurs joliment plantées ici
et là, la zone serait réservée aux piétons mais il y aurait peut être un
charmant petit train pour balader les visiteurs au bord des flots
tranquilles (qui pourraient être ceux du lac de Genève) où des voiliers
et autres yachts, astiqués comme des sous neufs, se balanceraient
mollement pendant que leurs propriétaires se prélasseraient sur le pont
sous l’œil admiratif des badauds, prolétaires venus admiratifs
contempler pour un jour les multiples avantages qu’apporte un compte en
banque florissant. |
Filet chinois |
Mais Fort Cochin est en Inde, mis à part celles qui ont été transformée
en hôtels, ses bâtisses portent les stigmates du temps, les toitures
s’inclinent et les peintures sont délavées, les petits restaurants
voisinent des boutiques de tailleurs ou d’alimentation, seuls les
inévitables magasins de bijoux, tapis et souvenirs des Cachemiris
affichent un certain luxe, la vaste esplanade derrière l’église est un
terrain de sport ouvert à tous, y compris aux vaches, et du matin au
soir des jeunes gens jouent au cricket ou au foot, les herbes folles
jonchées de détritus courent dans tous les coins et recoins de la ville,
on se promène à pied, en vélo ou en auto rickshaw et quand on approche
du rivage une puissante odeur de poisson fermenté débouche violemment
les narines, les enfants jouent dans la rue, leurs parents, pêcheurs ou
petits commerçants conversent d’une maison à l’autre et l’ambiance du
lieu est particulièrement calme et agréable. |
Fort Cochin échappe totalement à la frénésie des villes indiennes,
l’agitation locale avec la pollution qu’elle engendre est située à
Ernakulam.
Fort Cochin est une oasis. Les touristes occidentaux y sont nombreux,
mais ils sont cantonnés dans quelques rues et s’attardent rarement plus
que deux jours, il suffit de s’enraciner une semaine et de suivre
d’autres parcours pour les oublier. A quelques pas de leur quartier
réservé les enfants vont à l’école, les hommes en jupette baguenaudent et les
femmes font leurs courses comme dans n’importe quelle ville indienne.
Au crépuscule les touristes indiens et occidentaux, ces derniers munis
d’appareil photos, se pressent sur le front de mer pour admirer le
soleil se coucher derrière les immenses carrelets que les chinois ont
installés il y a des siècles et que les pêcheurs utilisent toujours.
Occupé à capter l’esthétisme romantique de l’instant le « western »
(c’est comme ça que les indiens nous appellent) prête souvent peu
d’attention aux carrelets en tant qu’outils de pêche et tend à les
considérer comme des éléments décoratifs qui lui permettront de réaliser
ces belles photos qui feront l’admiration jalouse de ses collègues de
turbin. |
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Match de cricket |
Au cas nous aurions eu la même tentation un pêcheur nous invite à monter
sur le châssis de son énorme filet et nous en explique le
fonctionnement. Toutes les dix minutes le carrelet est descendu dans le
mer, puis remonté, vidé de ses poissons, si par bonheur il y en a, et de
ses algues qui par contre prolifèrent, puis descendu, puis remonté, puis
descendu et ainsi de suite du matin au soir et les quatre hommes qui
tirent à longueur de journées sur de vieilles cordes à moitié rongées
par la mer ont les paumes couvertes de blessures qui peinent à
cicatriser. Et le poisson se fait de plus en plus rare et le pêcheur de
plus en plus pauvre. Ces gracieux carrelets qui font rêver les touristes
et dont je me souviens qu’un quelconque guide de voyage déplorait
l’inéluctable disparition, sont des assemblages de planches fatiguées et
de clous de rouillés, et la tristesse du pêcheur qui nous raconte sa
misère, qui nous demande de l’aider, alors que je vois bien que la
démarche lui pèse, me rend encore plus imbécile et indécente la phrase
du guide.
Le métier de pêcheur est un des pires métiers qui soit. Rongés par le
sel et les embruns, de nuit, sous le soleil brûlant ou dans la
bourrasque, les pêcheurs parcourent inlassablement les mers.
Et chaque matin la peur de rentrer bredouille.
Et toujours l’odeur du poisson incrustée dans la peau.
Et les mains abimées, calleuses, qui doivent aussi après la pêche
ravauder les filets.
Quand les poissons désertent leur côte les pêcheurs keralais jouent aux
cartes et boivent pour oublier leur misère. |
Plus loin un homme hume l’air du soir, il nous arrête pour échanger
quelques mots et nous fait d’irrésistibles imitations des accents des
touristes occidentaux. Il nous dit aussi que les prix des maisons
augmentent de façon exagérée et que ce n’est pas bien pour les pauvres.
D’ailleurs il n’y a pas que le prix des maisons qui augmente, celui des
aliments aussi, considérablement, surtout les produits de base, le riz
et les légumes. L’Inde est peut être le douzième pays le plus riche du
monde mais les classes moyennes ont plus de mal qu’avant à gérer leur
budget et les pauvres sont toujours aussi pauvres. Notre interlocuteur
déplore la corruption, le gaspillage et le manque de partage des
richesses. Il nous explique que l’apparente richesse du Kerala est due à
l’immigration des hommes qui n’ont pas d’autre choix. Il dit aussi que
lui ne partira jamais car il aime Fort Cochin, que c’est un lieu
magique, où l’on vit heureux, et il dit encore qu’il aime le Kerala,
surtout les soirs de mousson quand l’eau a tout lavé et que l’air est
pur. Dans une rue voisine, un vieil homme joue du violon à sa fenêtre.
Si Fort Cochin était en Suisse, où serait la magie ?
India, le 6 aout 2006 |
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Fort Kochi le soir |
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