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Les larmes de Princy

Le grand jour est arrivé, Princy se marie.
Nous arrivons chez elle, dans la jolie maison que ses parents lui ont fait construire pour son mariage, vers le milieu de la matinée.
Effervescence.

Dans la chambre, les femmes s’agitent autour de la vedette du jour, ravissante dans un sari de soie blanche. La coiffeuse officie avec autorité, lissant les mèches et les parant de fleurs. Puis, opération ô combien délicate, elle fixe le voile de tulle. Les tantes complimentent. Elles ont revêtu les saris et bijoux de fête, et cela brille et cliquète. Les enfants endimanchés se poursuivent en riant d’une pièce à l’autre, les hommes discutent sur le perron et moi je pense au mariage de ma cousine Madeleine. J’avais dix ans. La mariée était belle, ma maman aussi, en robe claire assortie à ses yeux bleus. Tout le monde avait l’air content. Après il y avait eu un banquet. On avait dansé, le témoin avait raconté des histoires salaces que je n’avais pas comprises et Alain Barrière (sur le pick up) avait chanté « Elle était si jolie ».
J’en ai encore des frissons.

Monu me montre le contenu de la valise que Princy emportera ce soir chez ses beaux- parents. Le jeune couple y passera les trois prochains jours, comme le veut la tradition, avant de venir occuper leur nid d’amour (là c’est moi qui extrapole, je ne suis pas sûre de la pertinence du terme amour pour cette occasion, Princy et Sunny, l’heureux élu plutôt mignon que nous avons rencontré pour les fiançailles, s’étant en tout et pour tout rencontrés six fois, et toujours en compagnie).
Revenons à la valise, sous les murmures admiratifs des tantes, des cousines et des voisines, Monu en sort délicatement une dizaine de saris, brodés, colorés, imprimés, tout en m’expliquant ingénument : « Elle n’a que des saris, Sunny ne veut plus qu’elle mette des churindars ».
« Whaaaaat ?
-Yes, only sari »
Seulement le sari !

Le futur petit mari que j’avais trouvé plutôt mignon dégringole immédiatement et définitivement dans mon estime, et la comparaison avec le mariage de ma cousine Madeleine tourne court.
A première vue je suis la seule à m’émouvoir de la nouvelle, mais plus tard une des tantes et sa fille de vingt ans exprimeront elles aussi des réserves quant à cette décision.

La mariée est prête. Je demande à Monu
«- Elle est contente ? Elle n’a pas peur ?
- Peur ? répond Monu, de quoi ? Elle se marie, c’est le plus beau jour de sa vie ? ».
Admettons.

La mariée est presque prête et en la regardant, soudainement grave sous son blanc nuage de tulle, je pense à l’agneau. Au frêle et tendre petit agneau.

Mais, la décoration de la mariée étant achevée, ces dames se tournent vers moi. Je vois bien, derrière leurs sourires débordants de gentillesse, la commisération que je leur inspire : maigrichonne, mal arrangée, et les cheveux, hou la la, les cheveux !!! Mon petit carré flou frisotté, dont je suis plutôt contente ma foi, ne leur plaît pas, mais alors pas du tout.
On m’ajuste le sari, on me colle un bindi sur le front (j’ai, semblerait-il, les sourcils trop écartés) et en trois coups de brosse bien ajustés la coiffeuse me fait la tête de Sonia Gandhi. Les femmes soupirent de satisfaction.

Et maintenant, tous à l’église, où je supporte vaillamment une nouvelle et interminable messe. Le curé, un petit gros maniéré, minaude et regarde sa montre, ce que je trouve parfaitement déplacé (c’est son boulot, non ?).
Sur le fond, et autant que j’en sache (c’est-à-dire rien), la cérémonie est identique à celle pratiquée sous les latitudes occidentales, mais avec des variantes locales, comme le dépôt de noix de coco, de mangues et d’ananas devant l’autel.

Le photographe mitraille à-tout-va. Fabio aussi.

Retour de toute la compagnie à la maison nuptiale. Assis sur deux trônes, les jeunes époux subissent une longue séance photo. Puis suivent divers rites traditionnels, plus ou moins semblables à ceux pratiqués par les hindous et les musulmans : allumer une flamme, se donner à manger l’un à l’autre, se passer réciproquement au cou des colliers de fleurs.
Dans le jardin des tables ont été dressées et un repas est servi. Il ne comporte rien de particulièrement festif et chacun mange rapidement pour laisser place au convive suivant.
A peine avons-nous fini le poulet masala qu’il faut tous ensemble accompagner Princy chez ses beaux-parents.

Et là, à nouveau : photos sur des trônes, allumage du feu, colliers de fleurs et un autre repas, identique, hot hot hot, à manger avec les mains, bravement (ne fais pas la difficile, pense à ceux qui n’ont rien).

Et pendant que j’ingurgite péniblement un deuxième poulet masala, je regarde la petite Princy. Son sourire s’est fait moins éclatant, son regard me semble presque soucieux, ou triste, ou apeuré.
Ils sont debout sur une petite estrade, les innombrables invités défilent devant eux.
Et ça n’en finit pas.
Et le sourire de la mariée se défait et s’étiole.

Monu m’appelle, c’est fini, nous pouvons partir.
Mais voilà que Princy pleure.
De grosses larmes de petite fille coulent sur son visage que les femmes accourues lui tamponnent d’un mouchoir, blanc. Elles lui parlent. Que peuvent-elles bien dire ? : « Sois courageuse », « C’est rien, c’est normal, c’est l’émotion », « On est toutes passées par là », « Tu verras c’est pas si terrible, tu t’habitueras », « Ca sert à rien de pleurer ».

Je me fraye un chemin jusqu’à elle et je dépose un baiser sur sa joue humide. C’est tellement inhabituel (les Indiens ne s’embrassent pas) que, surprise, elle m’adresse, du fond de son chagrin, un tout petit sourire.

Et le soir, quand arrive l’heure du sommeil, je pense encore à elle qui vit la première nuit de son mariage, à la soie et au tulle qu’un inconnu, que j’espère délicat, lui enlève ou lui arrache, aux femmes qui n’ont pas le choix, à toutes celles que l’on soumet, que l’on étouffe, que l’on bafoue et je me dis que ma cousine Madeleine, elle a eu de la chance.

India, le 20 aout 2006

   
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Claudine Tissier & Fabio Campo