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Marchands de lunettes |
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En Inde certains produits sont pour nous, occidentaux
pourvus de salaires, de compte en banque et de cartes de crédit, très bon
marché. C’est le cas des lunettes.
Dans ce quartier de Trichy les boutiques des opticiens sont presque toutes
judicieusement concentrées dans une même rue : celle de la Joseph Eye
Hospital. La concurrence est forte et quand l’ autorickshow nous dépose
dans la rue, les vendeurs des magasins nous interpellent. Un à droite, un
à gauche, un au milieu, nous choisissons celui de gauche.
Comme dans tout magasin indien qui se respecte le personnel est nombreux.
Le patron, un homme d’une cinquantaine d’années, trône derrière son
comptoir. Notre arrivée provoque en certain remue-ménage et un petit
garçon d’une douzaine d’années – mais que fait donc cet enfant en ces
lieux ?- se précipite dans la boutique voisine. Il en revient en compagnie
d’un jeune homme avenant, et élégant, qui prend immédiatement la direction
des opérations. |
Informé de notre requête, des lunettes de vue que notre
âge, le traitre, nous contraint désormais à porter, il nous propose de
tester sur le champ notre acuité visuelle à l’aide d’un système
informatisé dont il nous vante les multiples qualités dans un anglais
survolté et à la limite du compréhensible. Tout en parlant, il va, vient
et revient à toute vitesse dans le magasin. A la moustache près, que
contrairement à 98% des Tamils, il ne porte pas, c’est Zébulon.
Me voilà cinq minutes plus tard juchée sur la chaise d’observation, des
lunettes en fer d’oculiste sur le nez, priée par Zébulon de déterminer si
je vois mieux « Like this » ou « Like this ».
Après dix minutes et cinquante changements de verre successifs, nous
finissons par trouver un accord : il accepte de me faire des lunettes
identiques à celles que j’ai déjà. Je le sens un poil déçu, d’autant que
l’opération répétée prestement avec Fabio aboutit au même résultat. |
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Après avoir choisi les montures nous décidons
d’investir aussi dans la lunette de soleil.
Le petit garçon nous apporte des boissons et Zébulon déballe ses modèles.
Si lui s’est montré d’une rapidité exténuante dans la première partie de
la séance d’achat, on ne peut pas en dire autant de nous dans la deuxième.
Et j’essaye et je tergiverse, et je n’arrive pas à me décider et Fabio non
plus.
Entre temps j’apprends que Zébulon s’appelle Mohamed, qu’il a vingt-cinq
ans, une femme et un enfant, que le patron du magasin est son père et que
lui possède celui d’à côté.
Le petit garçon apporte à nouveau des boissons fraîches et j’en profite
pour demander, lourdement j’en conviens, mais il est des causes où
l’intransigeance s’impose, si par hasard il travaille dans la boutique.
« Nooon ! répond Mohamed Zébulon, l’air quasi indigné, c’est le fils d’un
ami ! » |
Vu qu’à cette heure ci il devrait être à l’école, j’ai
de sérieux doutes sur la validité de la réponse, mais que faire ?
Malheureusement claquer la porte du magasin ne résoudra pas la situation.
Je me console en pensant à notre projet Namaste qui consiste à créer avec
quelques amis notre propre House Family. Les enfants que l’on nous
confiera ne connaîtront pas ce sort là.
Nous fixons enfin notre choix et passons à la caisse.
Mohamed Zébulon, la main sur le cœur, nous promet de nous apporter les
lunettes de vue à notre hôtel, ce soir, à vingt heures tapantes.
Et c’est ce qu’il fait. Il est venu en compagnie d’un autre jeune homme
qu’il nous présente comme son oncle, mais surtout son ami.
Nous décidons de les interviewer.
Ils acceptent avec enthousiasme mais souhaitent être filmés sur leur
terrain d’élection : le magasin.
Retour à « Popular Optical ». Il est neuf heures mais le magasin est
toujours ouvert. |
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Mohamed et Shamsudeen répondent volontiers à mes
questions. Ils ont fait des mariages arrangés dont ils sont fort contents.
Leur femmes portent la burqua et ne travaillent pas, mais Shamsudeen se
montre critique, il nous explique que, confinées à la maison, les femmes
regardent la télé du matin au soir et affichent dès la trentaine une
surcharge pondérable regrettable. Mohamed voudrait que son magasin
devienne le plus important de la ville et ils adoreraient visiter
l’Europe, ce que, disent-ils ils ont largement les moyens de faire. J’en
déduis qu’ils sont certainement plus fortunés que ce que la boutique,
modeste, m’avait laissé à penser. Ils appartiennent à une famille
musulmane importante, renommée et précisent-ils orthodoxe, ce qu’eux,
nouvelle précision, ne sont pas. Quant au futur de l’Inde, il sera d’après
eux radieux.
« We are proud to be Indian! » lance joyeusement Shamsudeen.
Là-dessus ils nous invitent à dîner chez Mohamed. Nous grimpons dans une
grosse et luxueuse voiture moderne, nous sommes bien chez les riches ! |
La maison, immense, abrite toute la nombreuse famille. Lui-même occupe
tout un étage avec sa femme que malheureusement nous ne verrons pas car
elle passe quelques jours chez ses parents avec le bébé.
L’appartement est un peu défraîchi et plutôt désordonné, mais fort bien
équipé. Un grand lit rond trône dans la chambre du jeune couple. Plus je
les écoute et plus je me rends compte qu’ils appartiennent à la jeunesse
dorée de la ville, ils voyagent, fréquentent des hôtels de luxe et ne se
privent de rien. Ils sont légers et désinvoltes, bien loin du jeune homme
intello de Mayanoor. |
Avant de nous ramener à notre hôtel ils nous font faire
une visite guidée de toute la demeure et nous présentent une partie de ses
nombreux habitants. L’appartement des parents est en bas, c’est aussi le
siège de la cuisine où tous les repas sont confectionnés sous la houlette
de la mère.
D’autres appartements sont occupés par des oncles et tantes que l’on nous
présente brièvement.
Enfin, nous pénétrons chez les grands-parents. Le grand-père est la gloire
de la famille, c’est lui qui a créé, il y a 70 ans, le premier magasin
d’optique de Trichy.
Dans la voiture qui nous ramène à l’hôtel, je me dis qu’au cours de ce
voyage nous avons rencontré des êtres très différents les uns de autres,
des riches et des beaucoup moins riches, des hommes et des femmes, des
jeunes et des plus âgés, des musulmans, des catholiques et des hindous,
mais que tous se sont montrés à notre égard d’une gentillesse et d’une
disponibilité exceptionnelles.
Merci les Indiens.
India, le 23 aout 2006 |
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