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Opulence et misère |
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Nous continuons l’exploration de Bangalore. Au hasard
des rues nous arrivons à Commercial Street, une rue commerçante (comme
son nom l’indique), mais qui, contrairement à MG road a gardé un cachet
indien.
En Inde, comme en France il n’y a pas si longtemps, (je me souviens
encore de la rue des chaussures à Limoges) les quartiers, ou les rues,
sont spécialisés: quartier du mobilier, de la ferraille, des chaussures
et des sacs, des bijoux ou du textile comme la Commercial Street.
Les boutiques regorgent de tissus somptueux, féériques. C’est la caverne
d’Ali Baba version chiffon, et je suis au bord de l’apoplexie devant
tant de merveilles. Tout me tente, tout m’attire et je ne suis pas la
seule, des centaines de femmes se bousculent dans les échoppes, tâtent
les étoffes et négocient les prix. Elles achètent rarement des vêtements
prêt-à-porter, préférant confier la fabrication du « suit shalwar », du
corsage du sari (appelé blouse), ou de la jupe longue que certaines
portent pour les mariages, aux bons soins des tailleurs. Ceux –ci
œuvrent dans les rues voisines, penchés sur leurs Singer à pédale.
D’autres brodent des motifs en fil de soie brillant sur de longues et
fluides écharpes en crêpe.
Les lourds saris de soie incrustés d’or sont les plus prisés, destinés à
représenter le statut social et la richesse de la famille, ils sont très
coûteux, un peu comme la fourrure en occident mais en infiniment plus
beau. |
En sortant d’un magasin où je me suis offert le
cinquième « suit shalwar » de la saison, une petite merveille en coton
orange brodé assorti d’une dupatta en mousseline piquée de sequins
dorés, je rejoins Fabio qui regarde sur le trottoir d’en face un
mendiant qui le regarde. Ils échangent des sourires. Chaque fois qu’un
passant le contourne sans même considérer sa présence il hausse les yeux
au ciel, affichant un air fataliste, quand au contraire une obole tombe
dans son escarcelle il manifeste sa joie en balançant la tête en
direction de Fabio qui balance la sienne par solidarité. C’est un
mendiant bien mal en point, estropié des deux jambes, qui gisent
inutiles et ratatinées sous son corps difforme, en un mot c’est un cul
de jatte.
Bangalore pullule de ces pauvres hères estropiés, aux membres amputés,
tordus, brisés, inutilisables. Ils doivent probablement leurs blessures
à de sordides maîtres de mendiants qui estropient les enfants afin de
solliciter la pitié généreuse des passants. Déposés chaque matin sur un
coin de trottoir, récupérés chaque soir, ils reversent leurs gains à
leurs tortionnaires.
Comme beaucoup d’occidentaux, projetant en ces créatures disgraciées mes
propres angoisses et mes propres peurs, j’ai eu longtemps beaucoup de
mal ne serait qu’à les regarder. Je jetais ma piécette précipitamment,
sans m’attarder, submergée par une vague et inutile culpabilité. Puis
mon regard sur eux a évolué, notamment grâce à l’extraordinaire roman de
Rohinton Mistry, « L’équilibre du monde » qui donne la parole à ces
êtres différents, qui les fait rire, se disputer et s’amuser d’un rien,
qui me permet aujourd’hui de leur parler, de leur sourire, de
reconnaître leur dignité.
La mendicité est une institution en Inde, pour les hindous elle est
normale, le mendiant, le pauvre, l’intouchable ont mérité cette disgrâce
en se comportant mal dans leurs vies antérieures. Point n’est donc
besoin de les secourir, leur misère actuelle alliée à un comportement
honorable les aidera pour leurs vies futures.
« L’hindou mendie, froidement, avec conviction, avec culot. Considérant
cet emploi comme sa destinée. Les hindous, ni bons ni charitables,
passent leur chemin et le laissent parce que c’est sa destinée », Henri
Michaux « Un barbare en Asie ».
Ce n’est pas cruel, c’est inéluctable. Et il faudra de profonds
changements dans les mentalités avant que le sort de ces malheureux ne
change.
India, le 30 juillet 2006 |
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