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Le prix du bien être économique |
A l’heure dit Rachel passe nous chercher en auto
rickshaw pour nous emmener dans sa famille.
La maison est en travaux, ses parents la font surélever pour aménager
des appartements qu’ils veulent louer. Son père a une petite entreprise
et sa mère s’occupe des tâches ménagères.
L’appartement du rez-de-chaussée qu’ils occupent est spacieux et
encombré de meubles. Au Kerala, on a dépassé le stade de la natte chère
aux habitants du Tamil Nadu, on dort sur des lits agrémentés de matelas
et on mange sur des tables. Ce n’est pas une question de moyens
financiers, Subramanian et Jayanthi, nos amis de Karaikal, qui possèdent
un climatisateur et un four à micro ondes, pourraient sans aucun doute
s’offrir ce confort s’ils en voyaient l’utilité.
Le mobilier et la décoration (images bibliques, biches buvant l’eau
paisible d’un lac, télévision cachée sous un napperon) de l’appartement
des parents de Rachel évoquent à Fabio ceux d’un intérieur du sud de
l’Italie dans les années soixante. Nous feuilletons l’album de photos du
mariage, tout en dégustant des samosas et de la mangue et en conversant
avec Rachel et Neha, sa cousine, une jeune fille de 18 ans, au regard
vif derrière des lunettes d’intellectuelle, qui nous mitraille de
questions toutes plus pertinentes les unes que les autres. Elle veut
tout savoir et tout l’amuse. Je la questionne à mon tour et j’apprends
qu’elle habite ici car elle étudie à Ernakulam et que ses parents
travaillent tous les deux au Kuweit. Elle les voit rarement et a appris
à vivre sans eux. Elle veut étudier longtemps pour avoir la meilleure
profession possible, ne pas avoir de soucis financiers et voyager, elle
n’envisage le mariage (arrangé) que dans un lointain avenir. Je ne
comprends pas bien quels sont les liens familiaux qui la lient à Rachel
et ses parents mais il n’y en a peut être pas, car elle est hindoue.
J’en déduis que la tolérance et l’ouverture d’esprit règnent dans ce
foyer. Ce qui ne me surprend pas étant donné la belle discussion que
nous avions eu précédemment avec Rachel, qui, par ailleurs, ici
s’appelle Sudha. |
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Rachel et Neha |
D’autres jeunes filles arrivent, ce sont des amies qui
ont été conviées à passer afin d’être interviewées. Je questionne donc
Anila Job, Tinu Mary et Anila K.A.. Comme Rachel, elles étudient tout en
travaillant. Elles croient aux études et à la possibilité d’obtenir un
jour un travail intéressant et bien payé. Elles estiment jouir de
beaucoup de liberté et avoir les mêmes chances que les garçons. Dans
l’avenir elles épouseront de charmants jeunes gens choisis par leurs
familles avec qui elles auront chacune deux enfants.
Quand je demande à Tinu ce qui la rend heureuse sa réponse fuse : « Je
suis heureuse quand ma mère est heureuse ». La réponse me touche, j’ai
moi aussi une fille, à peu près de cet âge là, elle ne nous accompagne
pas dans ce périple mais souvent elle me manque et son bonheur m’est
essentiel, de même, elle s’inquiète toujours de mon bien être, nous nous
aimons beaucoup et cet amour est une source de joie sans renouvelée.
J’aurais détesté être contrainte de vivre sans mes enfants. J’essaie
d’en savoir plus et j’apprends que comme ceux de Neha et d’Anila Job,
ses parents travaillent et vivent dans un pays du golfe persique.
D’après mes sources, dont je ne peux garantir la justesse, cette
immigration concernerait environ un million et demi de Kéralais.
Leurs enfants grandissent avec des grands parents ou des oncles et
tantes. Cette immigration, fruit des rapports commerciaux ancestraux
entre les pays arabes et le Kerala, existe depuis des siècles et n’a
longtemps concerné que les hommes. Mais aujourd’hui les femmes aussi
participent à ce mouvement migratoire. Elles rejoignent leurs maris et
alors qu’eux travaillent dans le bâtiment, l’électricité, la mécanique,
la santé ou l’hôtellerie elles occupent des emplois d’infirmières,
d’esthéticiennes, de coiffeuses ou vendeuses dans les boutiques pour
femmes. Au bout d’une vingtaine d’années ces couples rentrent au Kerala
pour s’installer dans la belle maison à colonnade que leurs salaires de
l’au-delà de l’océan leur ont permis de faire construire. |
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Neha |
Anila K.A. |
Anila |
Tinu |
Entre temps les enfants sont quasiment devenus adultes,
grâce aux gains des parents ils ont pu étudier et arrivent sur le marché
du travail bardés de diplômes. Malheureusement, comme le confirme toutes
les études, les classes moyennes sont les perdantes de l’essor
économique indien, leur pouvoir d’achat stagne - quand il ne diminue pas
- et les diplômes universitaires ne garantissent pas un emploi
intéressant. Les enfants, pour qui on s’est sacrifié, a qui on a payé
les écoles privées et toutes les facilités possibles, sont eux aussi
contraints à l’exil. A entendre les Keralais, cette immigration ne pose
aucun problème, elle est librement choisie et apporte de nombreux
bienfaits, en somme c’est un passage obligatoire pour qui veut acquérir
une grande et belle maison, marier somptueusement ses enfants, monter
une entreprise ou ouvrir un commerce. Finalement, dit mon Italien
préféré, c’est la même démarche qui, pendant des années, a poussé les
habitants du sud de l’Italie à aller travailler dans d’autres pays.
Je suis quand même sceptique quant aux bienfaits de ce déracinement, je
pense que les Kéralais en minimisent à dessein les conséquences
douloureuses. Cette course au bien être économique a certainement un
prix.
Et quand arrive Dennis, le jeune oncle de Rachel, ce prix se
personnifie.
Dennis a le regard vitreux et l’élocution pâteuse, il sourit aux anges
en nous regardant et son haleine est chargée d’alcool. Il est venu avec
son fils, Ted, un bébé de deux ans qui écoute de la musique occidentale
à longueur de journée.
Dennis est en congé, il travaille dans le désert saoudien par périodes
de trois mois, puis il a droit à un mois de vacances chez lui où il
retrouve sa femme. C’est bien dit-il, avant, je partais pour deux ans.
Je lui demande ce qui le rend heureux, sa réponse est immédiate : «
Revenir en Inde ». Si il pouvait changer quelque chose dans sa vie, il
arrêterait de boire. |
Là-bas dans le désert, des hommes coupés du monde
travaillent jusqu’à épuisement dans la fournaise et le vent. Le soir
venu ils dorment ensemble dans des bâtiments sommaires construits à leur
usage. Pour se distraire de l’ennui et trouver le sommeil ils apportent
des K7 et des DVD indiens. Le temps est interminable.
En 2005, 269 indiens travaillant dans les pays du golfe se sont
suicidés, en juillet de cette année le nombre d’hommes s’étant tranché
la vie s’élève déjà à 166.
Quand il revient au pays Dennis boit, du matin au soir, de l’alcool de
palmier, un redoutable tord-boyaux appelé Toddy, ou du whisky. Après des
mois de désert et d’efforts le désir d’alcool est irrépressible et
Dennis boit et boit encore.
Il nous raconte que lorsqu’après une absence de deux ans les hommes
reviennent à la maison les enfants les appellent « Uncle ».
Dennis sourit gentiment en dodelinant de la tête, bientôt sa femme
accouchera d’un second bébé et lui repartira dans l’immensité désertique
dont il creusera patiemment la croûte en rêvant à la douceur de sa
terre.
India, le 9 aout 2006 |
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Dennis |
Plus de photos:
Rachel and friends |
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