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Nous sommes des guerriers, des fils de rois

Lors de notre précédent séjour à Pondichéry, début Juillet, flânant au crépuscule sur le front de mer, nous avions fait la connaissance d’un groupe de garçons d’une vingtaine d’années. Ou plutôt l’un d’entre eux nous avait abordés, entamant la conversation en français. Ils nous avaient expliqué être venus du Rajasthan pour étudier à l’Alliance Française, réputée comme étant la meilleure école de toute l’Inde pour apprendre la langue de l’hexagone.
Soucieux d’améliorer leur maitrise de la langue, ils alpaguaient les touristes sur la promenade afin de faire un brin de conversation.
Je leur avais bien sûr demandé le pourquoi de ce choix linguistique, original dans un pays où tous les efforts sont concentrés sur l’apprentissage de l’anglais. Leur ambition, m’avaient-ils répondu, était professionnelle. Dès leur retour au Rajasthan ils deviendraient guide de voyage pour les innombrables français attirés par les merveilles du Rajasthan. Nous avions, assez rapidement, échangé nos noms, e mail et numéros de téléphone et je m’étais étonnée de constater que tous se nommaient Singh.
Govinder, un petit brun moustachu au regard ombrageux m’avait alors fièrement répondu : « Nous sommes des guerriers, nous sommes des fils de rois ! ». Les autres autour avaient dignement balancé la tête et Ranjeet, un grand brun à lunettes vêtu d’une longue tunique avait ajouté : « Nous sommes des Rajpoutes ».

Govind et Himat

Ce soir, un mois et demi plus tard, nous avons rendez-vous avec les Rajpoutes. Nous retrouvons Govinder, Ranjeet, Vikendra, qui se languit de la fiancée qu’il épousera à son retour, Himat le peintre et Bhupender, le plus jeune qui a seulement 18 ans et qui, avec Ranjeet, regarde les filles. Ils sont les seuls, Govinder qui, à 23 ans est marié et père de famille, ainsi que Himat, qui en a 25, ne leur accordent pas un seul regard.
Mariages arrangés ? Oh oui, bien sûr, chez les Rajpoutes il ne peut en être autrement. Mais de l’un à l’autre il y a des nuances. Les parents de Vikendra lui ont choisi sa fiancée, mais ils se connaissent, se fréquentent et durant ce long exil à Pondichéry se téléphonent sans cesse.
Moins Rajpoute que les autres ?
« Non, dit Himat, il vit en ville, c’est plus facile, moi je suis dans un village, et ma famille habite le gahr (palais-forteresse), nous devons respecter la coutume, nous n’avons pas le choix ».
Et il nous explique que sa jeune femme n’a le droit de sortir de la forteresse qu’en sa compagnie. Qu’il est le seul à pouvoir la voir dévoilée. Il sort un mouchoir de sa poche et le noue sur son visage, ne dégageant que ses yeux : « Comme ça, dit-il, c’est pour les musulmanes ». Puis il se couvre entièrement le visage : « Chez nous c’est comme ça ». Il nous explique encore qu’il est le seul homme à qui sa femme puisse parler.
Govinder opine du chef, chez lui, c’est presque pareil.
Je demande « Et vos femmes, elles acceptent ? Elles n’ont pas envie de sortir ? ».

Ranjeet

« Bien sûr qu’elles acceptent, dit Govinder, elles sont heureuses».
Ranjeet intervient : « Elles n’ont pas le choix, elles savent que ce sera comme ça ».
Et eux, les jeunes mâles, ils en pensent quoi ?
Pour Govinder c’est très bien, c’est juste, la tradition doit être respectée, elle est la sauvegarde de l’existence des Rajpoutes, il est prêt à lutter pour qu’elle perdure.
Himat est plus indifférent, il ne se battra ni pour le changement ni contre.
La critique des traditions vient de Ranjeet et Bhupender. Bien que sachant que l’heure venue ils se plieront à la coutume ils en déplorent l’archaïsme.
Je pose la question de l’infertilité féminine. « Que se passe-t-il si l’épouse est stérile ? ».
Tous conviennent que c’est un problème, la femme Rajpoute se doit de procréer, et particulièrement de donner le jour à des garçons.
J’insiste : « Qu’est ce que vous faites, vous les hommes, vous demandez le divorce ? ».
Le divorce !!! ??? Non alors, même le mot est banni en terre Rajpoute.
Je suggère : « Vous prenez une autre épouse ? ».

Vikendra

Balancements de tête et mines pensives, finalement Ranjeet prend prudemment la parole : « Eventuellement, si vraiment la femme ne peut pas avoir d’enfant et si elle est d’accord on peut prendre une autre épouse, mais on garde aussi la première, on ne la renvoie pas dans sa famille ».
Ces garçons sont charmants et intelligents, ils sont tous étudié à l’Université, ils ont un fort désir de communiquer avec les occidentaux dont ils ne critiquent pas le mode vie, s’étonnant et riant parfois des différences avec le leur. Ils sont sincères et je suis sûre qu’ils respectent ou respecteront leurs épouses. Mais qu’en est-il dans les familles moins instruites, moins riches, moins ouvertes ?
Govinder expose une solution alternative : « On peut adopter un fils, par exemple un neveu, un petit cousin, il faut rester dans la famille, c’est ce qu’a fait le Maharadja de Jaipur ».
Et si une jeune fille se rebelle, si elle refuse un mariage arrangé, si elle veut se marier avec un homme qu’elle a choisi ?
La réponse est sans appel : « Elle doit partir, mais pour les garçons c’est pareil ».
Govinder nous montre une photo de sa femme, il est très amoureux d’elle : « J’aime ma femme et ma fille plus que ma vie ».

Parole de Rajpoute, qu’il convient probablement de prendre à la lettre.
Ces farouches guerriers, les meilleurs de l’Inde, ont de tout temps sacrifié leurs vies. Lorsque qu’une bataille était perdue, ils se jetaient sous les armes ennemies et leurs femmes s’immolaient avec leurs enfants.
Je m’étonne qui lui soit possible de montrer une photo de sa femme alors que celle-ci vit quasiment recluse, loin des regards masculins. Ils se mettent à rire : « C’est différent, ce n’est qu’une photo ! ».
Suis-je bête !

Une violente averse nous contraint à interrompre la discussion. Nous les invitons à dîner demain soir.

En regagnant l’hôtel je pense à ces jeunes filles, à ces jeunes femmes, qui acceptent qu’on les dépouille de leur liberté. J’ai d’abord pensé qu’elles n’avaient pas d’instruction, mais non, les femmes de nos rajpoutes sont allées au College.
Puisque nos nouveaux potes nous invitent à venir leur rendre visite au Rajasthan, j’aimerais bien mettre le projet à exécution, rencontrer ces femmes, essayer de les comprendre.
Ce sera pour le prochain voyage.

India, le 25 aout 2006

(… à suivre)

   
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Claudine Tissier & Fabio Campo