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Bangalore |
Arriver dans une ville inconnue par le train c’est en
découvrir en premier le pire. Bangalore n’échappe pas à la règle.
Pendant des kilomètres nous traversons de tristes banlieues, ici et là
de hauts immeubles en construction où des ouvriers aux corps noueux
s’affairent sur d’invraisemblables échafaudages en bois tandis que des
femmes, vêtues de blouses déchirées et les cheveux cachés sous des
foulards crasseux, accomplissent les tâches les plus humbles : porter
les seaux sur leurs têtes ou tamiser le sable. Au pied de ces futurs
immeubles appelés à abriter les bureaux de la « Silicon Valley »
indienne et les appartements des jeunes prodiges de la « high tech »,
des masures de toile plastifiée et de palmes tressées servent d’abri à
toute une population pauvre, sale et affamée qui ignore probablement
tout du monde aseptisé de l’informatique.
Plus loin des femmes, assises sur une montagne d’ordures, trient des
déchets dont la puanteur parvient jusqu’aux fenêtres de notre train.
Des ruelles sombres et encombrées de détritus vomissent des enfants
presque nus qui agitent la main à notre passage. |
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Les immeubles neufs scintillent de verre et d’acier.
Les taudis miséreux grouillent de rats et de vermines, comme des
blessures gangrenées dans la chair de l’orgueilleuse Bangalore, si fière
de sa réussite, de ses boutiques de luxe, de ses Fast Food à
l’américaine et de ses jardins.
Pour la première fois depuis que nous voyageons en Inde je ressens un
malaise.
Nous passons l’après-midi à sillonner les rues de la ville.
Sur la fameuse Mahatma Gandhi road, qui porte bien mal le nom du petit
homme au rouet, celui là même qui préconisait de « vivre simplement pour
que tous puissent simplement vivre », les passants se pressent dans des
magasins qui affichent des prix bien supérieurs à tout ceux que nous
avons vus jusqu’alors : boutiques de jeans américains, de chaussures à
talons hauts, d’étoffes somptueuses tissées de fils d’or. |
Une foule hétéroclite arpente les trottoirs de la MG
road et de la Brigade road. Les femmes portent des vêtements
occidentaux, des ensembles salwar, des saris ou de noires burquas.
Celles-ci élégantes, bien ajustées et brodées de motifs colorés laissent
apparaître des sandales dorées. Les cheveux, le cou et presque la
totalité des visages sont dissimulés par des voiles et des foulards
noués. Même les regards soulignés de khôl sont inaccessibles. La plupart
des hommes portent des jeans, sauf les musulmans convaincus qui arborent
la longue chemise blanche, la calotte et la barbichette éparse (le
système pileux des indiens étant apparemment peu fourni, la barbe est
souvent réduite à trois poils frisottés qui évoquent irrésistiblement,
ironie du sort ou de ma part, les poils pubiens). Je
ne sais pas si la communauté musulmane de Bangalore est importante ou
particulièrement attachée à ses traditions vestimentaires, mais ce qui
est sûr c’est qu’on remarque immédiatement ses membres, bien plus que
dans toutes les autres villes de sud de l’Inde que nous avons visité. |
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Bangalore |
Et le contraste entre les noires silhouettes et les
jeunes beautés en sous-vêtements des affiches publicitaires est
saisissant. Je me demande comment tous ces croyants intégristes vivent
la vague d’occidentalisation qui a déferlé sur la ville. Je sens chez
les jeunes, surtout les femmes, une certaine ostentation, comme un défi.
Mais ce n’est pas le seul paradoxe de Bangalore, la misère en est un
autre. Non seulement les mendiants sont très nombreux, mais ils sont
dans un état physique déplorable, sales, déguenillés, handicapés.
Le miracle économique de la ville semble profiter à bien peu de ses
habitants, une poignée de privilégiés se partagent allégrement un gâteau
dont même les miettes ne parviennent pas jusqu’aux classes les plus
défavorisés. |
Dans un luxueux Coffee Shop quelques représentants de
la jeunesse dorée, fonds de culottes au genoux à la mode de chez nous,
affalés sur les banquettes, pianotent mécaniquement des messages sur
leurs téléphones portables, pendant qu’un petit garçon d’une douzaine
d’années débarrasse les tables et qu’un autre les essuie.
Le soir, je lis dans l’Indian Express, qu’après
Mumbai, Bangalore est la seconde ville la plus menacée par les attentats
terroriste et cela ne me surprend pas.
Les contrastes y sont démesurés, ils sont douloureux, cruels, et j’ai en
parcourant la ville un sentiment proche de celui ressenti l’hiver, à
Paris ou à Bologne, en voyant tous les exclus massés sous les ponts ou
dans des tentes branlantes, tous les sans toits, sans toilettes et sans
espoir.
L’Inde a atteint cette année la douzième place dans le classement des
pays les plus riches et Bangalore est un de ses plus beaux fleurons,
enfin, une certaine Bangalore, pour l’autre il faudra attendre des jours
meilleurs.
India, le 29 juillet 2006
(... à suivre) |
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