Small Things Productions

Textes Photos Vidéos Route

Deux emmerdeurs… ou l'art de compliquer la vie des autres

Nous avons rencontré R. Pandjanadane en août 2005 lors d’un mariage qui se déroulait dans notre hôtel de Chennai et auquel nous avons été invités, comme ça gentiment et simplement, parce que nous regardions la cérémonie par la porte ouverte.
Pandjanadane ( je l’appelle Pandjanadane tout court, sans le R qui est l’initiale du nom de son père) est un vieux Monsieur, il a 80 ans et il est brahmane, il est tout petit et ses yeux brillent de malice. Il est né en 1926, à Karaikal, une enclave française au sud de Pondichéry, par conséquent il est français, mais pas vraiment car il n’a jamais revendiqué la nationalité, non pas parce qu’il n’aime pas la France, bien au contraire, il parle un merveilleux français, émaillé d’expressions vieillottes et poétiques, qu’il enseigne aux enfants de son quartier, il connaît aussi admirablement bien la culture et la littérature d’un hexagone qu’il n’a jamais vu et qui aujourd’hui se fait tirer l’oreille pour accorder cette fameuse nationalité, qu’il n’a jamais pensé à revendiquer, à sa femme. Karaikal a été restituée à l’Inde en 1962 et Pandjanadane s’est marié en 1947, soit 15 ans avant la date de la restitution, la chose devrait être claire, mais non, il faut en passer par les avocats car le pays des droits de l’homme tergiverse et se fait prier.
Bref, pendant un an Pandjanadane et moi nous sommes écrit, et maintenant nous avons rendez-vous avec lui, pour passer quelques jours dans sa ville.
De Pondy, nous avons essayé de réserver un hôtel, mais les deux que nous avons trouvés sont pleins, je téléphone à Pandjanadane pour lui proposer de remettre notre séjour, mais il me dit que nous pourrons en trouver un sur place, et que sinon, nous pouvons dormir chez sa fille. Après quelques hésitations nous prenons un taxi pour Karaikal. Pandjanadane, très heureux de notre visite, nous attend près de la mairie.

Les retrouvailles sont chaleureuses, notre ami est venu avec son gendre Subramanian, évidemment brahmane lui aussi, qu’il nous présente comme un homme très gentil.
Contrairement à certaines idées reçues le brahmanisme n’implique pas la richesse, tout au moins pas la richesse financière. C’est la caste la plus haute, car issue de la bouche de Brahma, le créateur. Les brahmanes sont souvent des prêtres, des lettrés, les seuls à savoir lire le sanskrit. Leur vie est entièrement consacrée à la recherche de la pureté, ce qui n’amène certes pas l’aisance financière, mais assure une belle réincarnation, voire même l’accession au « moksha », c'est-à-dire la libération. Pour ce qui est d’assurer le quotidien les brahmanes travaillent, comme tout le monde. Pandjanadane occupait un poste administratif au sein de la police française de Karaikal, Subramanian est chef comptable et Jayanthi, sa femme est professeur.
Nous allons ensemble chez Subramanian et Jayanthi qui vivent avec leurs deux filles: Jaya Priya qui a 21 ans et Jaya Sudha, une ravissante petite souris de 14 ans.

Pandjanadane

A peine sommes nous arrivés que le fils aîné de Pandjanadane, Natarajan, arrive avec le déjeuner, riz biryani et «samba » (mélange de légumes hot, hot, hot), le tout rigoureusement végétarien, comme l’exige le brahmanisme.
Subramanian et Jayanthi habitent un appartement moderne, dans un petit immeuble qui pourrait avoir bonne figure, s’il n’était pas en Inde. Je m’explique, les Indiens sont les champions toutes catégories confondues, du laisser aller, ce n’est pas vraiment sale, mais ça en a l’air, les murs semblent toujours avoir été lavés avec une serpillière crasseuse, les vieilleries s’entassent dans les coins et les parties communes ne bénéficient de l’attention de personne. Pour nous, délicats occidentaux, c’est toujours limite…
Chez Subramanian, qui nous fait fièrement visiter sa demeure, il y a un salon entrée, avec un canapé presque neuf et toujours recouvert par son plastique, une machine à laver, une télé, un lecteur de VCD et un réfrigérateur sur lequel un énorme Buddha en plâtre rouge voisine avec un calendrier orné de dieux hindous. Il y a une grande cuisine, munie d’un four à micro ondes qui visiblement fait l’orgueil de son propriétaire. Il y a une petite salle de bains, avec une douche et deux pièces qui doivent faire office de chambres, dans l’une un autre canapé, un petit lit pour une personne un ordinateur ET la climatisation (ai-je déjà précisé qu’il fait une chaleur, mais une chaleur ?…) dans l’autre des armoires et des commodes, point de lit, pour dormir, ils étendent des nattes sur le sol. Le tout ni propre ni sale, à l’indienne.
Je risque la question de notre hébergement, peut-on chercher un hôtel ? Après concertation on me répond que les bons hôtels de la ville sont pleins (ce que je savais déjà) que pour demain il y aura une possibilité, mais que pour ce soir, ils nous invitent avec joie à dormir chez eux parce que leur maison est la nôtre. Leur gentillesse et leur disponibilité sont touchantes et il est hors de question de ne pas accepter leur invitation (que par ailleurs, pour des raisons pratiques, nous n’avons pas vraiment le choix).

Après un peu de repos et beaucoup d’embarras de notre part, nous sortons avec Subramanian et Pandjanadane, pour visiter l’église de la ville et aller à la plage, dont les infra structures ont été balayées par le tsunami, et où des dizaines de personnes sont mortes.
Sur le chemin du retour, Pandjanadane m’explique qu’une vie sans dieu est une vie triste, qu’il faut croire, en Siva, Vishnou, Allah, Jésus ou Marie, peu importe, mais il faut croire. La cosmologie hindoue est si chargée de dieux et déesses divers que La Madone et son fils peuvent s’y inclure sans aucun problème. Faire mention de mon athéisme serait non seulement du plus mauvais goût, mais complètement incompréhensible pour nos hôtes, voire même choquant. Je hoche la tête d’un air entendu car au delà de la portée religieuse de ses propos, j’entends une véritable tolérance.
Nous dînons en famille, nous sur les canapé et avec une cuillère, eux assis par terre et avec leur main droite.
Après dîner, nous nous installons tous sur grande terrasse du toit, un souffle de vent refroidit l’air, la nuit est calme, précieuse, les palmiers se balancent doucement et les voisins ont installé leur chaises pliantes dans le carrefour… on dirait le sud… nous comparons nos salaires et le montant de nos dépenses, ce qui nous assemble et ce qui nous sépare, peu de choses en fait, si ce n’est la liberté de voyager que nous permet le fait d’être ressortissants de riches pays européens, riches, pour combien de temps encore?

L'emmerdeur 1 avec Pandjanadane

Nous leur faisons part de notre désir d’acheter une petite maison en Inde, pourquoi pas à Karaikal ? Il y a la mer, des palmiers, un petit vent, l’alliance française où je peux enseigner quelques mois par an, et on peut acheter une maison modeste pour 12 000 euros, qui dit mieux? Nos nouveaux amis sont enchantés, nous ne sommes pas pressés, ils chercheront pour nous.
Plutôt contents de notre prestation, nous nous retirons dans la chambre que l’on nous a allouée, par chance, il y a la clim, par malchance il n’y a qu’un petit lit, un canapé étroit et en pente et une natte à étaler sur le sol. Pour aller à la salle de bains il faut traverser l’entrée salon où dorment nos hôtes. Rien qu’à l’idée que je ne pourrai pas accéder librement aux toilettes pendant la nuit une irrésistible envie de faire pipi me transperce la vessie. Patience!
Fabio étant, par sa nature même d’homme, le plus chochotte de nous deux, je lui suggère de prendre le lit, moi, je dormirai sur une natte étalée sur le sol. J’oppose à ses objections que si plus de la moitié des êtres humains dorment ainsi, je peux bien en faire autant, d’ailleurs n’ai-je pas pratiqué le camping à la dure dans ma jeunesse?
Nous éteignons la lumière et tentons de trouver le sommeil.

Deux heures plus tard, j’ai toujours les yeux ouverts le granit des dalles semble s’incruster dans mon dos et mes hanches et j’arrive à la conclusion que la moitié de l’humanité qui dort par terre, y est habituée, elle, qu’elle n’a pas comme moi pris l’habitude des lits confortables des oreillers et des draps, et qu’il est sûrement trop tard pour moi de changer mes habitudes. Là-dessus la climatisation, pourtant flambant neuve, s’arrête brusquement, impossible de la remettre en marche et hors de question de réveiller nos hôtes. Nous nous rabattons sur le ventilateur du plafond que nous mettons à fond, ce n’est plus une brise légère, c’est la Cannebière par grand mistral. Impossible de s’endormir, ni sur le lit, ni par terre, ni sur le sofa.
A l’aube, exténués, nous tombons dans un vague coma, serrés l’un contre l’autre sur le matelas trop étroit.
Deux heures plus tard on nous apporte gentiment du café et des galettes de riz accompagnés d’une sauce épicée.
C’est trop pour nous, nous expliquons à nos hôtes que nous voulons aller à l’hôtel, que nous leur sommes extrêmement reconnaissants pour leur hospitalité, que leur appartement est charmant, que nous ne voulons en aucun cas les froisser.
Finalement, après maints sourires et excuses ils nous accompagnent avec quelques réticences à l’hôtel….

L'emmerdeur 2 avec Pandjanadane

L’hôtel, façon de parler, là ce n’est plus ni propre ni sale, c’est franchement dégoûtant, salle de bains immonde, mégots sur le sol, draps tachés, relents de cigarettes froides.
Deux énormes cafards traversent la chambre à grande vitesse, c’en est trop, nous supplions nos hôtes de retourner dormir chez eux.
Ils sont ravis et nous minables: deux emmerdeurs !

(... à suivre)

India, le 5 juillet 2006

Plus de photos: Chez Pandjanadane
   
Textes Photos Vidéos Route
Small Things Productions

Claudine Tissier & Fabio Campo