Depuis que nous sommes arrivés à Karaikal Pandjanadane
est avec nous, il nous accompagne partout et dort sur une natte chez
Jayanthi et Subramanian, mais il a sa propre maison où il vit avec sa
femme et son fils aîné, le gentil Natarajan et la femme de celui-ci.
Natarjan a environ 60 ans, c’est un homme de belle prestance, Jaya
Suddha, la plus jeune fille de Jayanthi et Subramanian l’adore, elle dit
de lui qu’il est son meilleur ami. Le matin il, nous apporte le petit
déjeuner qu’il achète dans une échoppe : « iddlies » ce sont des
galettes de riz et légumes en sauce pimentés, que nous nous forçons à
ingurgiter pour faire plaisir à nos hôtes, non pas que ce ne soit pas
bon, mais au réveil nos palais sélectifs sont habitués au café et à la
confiture.
Depuis le premier jour Pandjanadane nous dit qu’il veut nous inviter
chez lui et nous présenter sa femme, qu’il appelle Madame. Je me
souviens, quand je l’ai rencontré il y a un an à Chennai, de lui avoir
demandé si sa femme l’accompagnait, il m’avait répondu en riant
malicieusement « Non, elle est trop vieille ! », sachant que lui-même a
80 ans, c’était effectivement une répartie pleine de l’humour qui le
caractérise.
Donc, en fin d’après-midi, nous prenons tous les trois un auto rickshaw
pour aller dans le village de Pandjanadane, à quelques kilomètres de
Karaikal. Il a avec lui un grand sac plein de friandises, me dit-il, et
je ne sais pas pourquoi, il me semble un tantinet agité. A-t-il peur que
la visite soit difficile ? Est-ce sa femme qu’il a un peu peur de nous
présenter, ou est-ce nous qu’il a peur de présenter à sa femme ?
Il habite une maison traditionnelle, basse, avec un toit de tuiles
romaines, face à un petit temple hindou. Sur la façade de la maison, à
côté de la porte, le symbole de Siva. A l’intérieur, il fait sombre et
presque frais, les pièces sont plutôt vides, un sommier, des armoires,
des étagères avec quelques livres des bibelots et des photos sur les
murs.
Madame, somptueuse dans un sari jaune pétant, nous attend assise sur son
lit, et elle n’a pas l’air commode. Elle est grasse et imposante, à côté
d’elle, le petit Pandjanadane a l’air d’un gamin. Elle nous regarde à
travers ses grandes lunettes et tandis que nous la saluons
respectueusement, mains jointes devant la poitrine, à l’indienne, pas un
sourire ne lui échappe. Heureusement, Jayanthi, est là aussi. On nous
présente aussi un autre de leur fils, Soundirahayar, sa femme
Vidjayaletahouni et leurs enfants deux garçonnets de d’une dizaine
d’années, et puis, très rapidement, sans insister, une autre femme. Elle
est maigre, osseuse elle a les épaules rentrées, elle n’est vraiment pas
jolie, deux immenses yeux au regard affolé au dessus d’un nez pointu et
d’une mâchoire supérieure qui pointe exagérément vers l’avant. On dirait
quelque oiseau noiraud qui aurait oublié de savoir voler, une pintade
peut être. Je n’ai pas compris qui elle est, la servante peut être, mais
n’est-ce pas bizarre qu’on nous présente la domestique. Je demande
Jayanthi, qui me répond rapidement, comme si cela n’avait aucune
importance « Natarajan wife ».
Padajanadane fait décrocher les photos du mur pour nous les monter et
les commenter, puis il fait apporter les albums et sa vie se dessine :
les photos jaunies de ses parents, sa mère, veuve en blanc, ratatinée
par les ans, lui étudiant, entouré de ses amis, dont il me raconte les
destinées, le temps des français avec ses collègues basanés et ses chefs
blancs amidonnés, ses enfants, sa femme jeune et belle (et déjà l’air
pas commode), les mariages, Natarajane, beau comme un acteur de
Bollywood en pantalon à patte d’eph et cheveux longs, le même 25 ans
plus tard devant le Taj Mahal, sans sa femme… sa femme, entre les
photos, le café (délicieux) et les friandises, je la suis discrètement
des yeux, et ce que je vois m’intrigue et m’attriste. Personne ne lui
parle, à part pour lui donner des ordres, personne ne la regarde, au
contraire, tous semble l’éviter. Elle se démène, sans arrêt, apporte le
café, un mouchoir, les savates de Madame pour aller faire des photos
dans le jardin, une chaise dans laquelle elle l’aide à s’asseoir, avant
même qu’on le lui en ai donné l’ordre, et Madame la fusille du regard,
et quand on fait les photos de famille on la laisse derrière, c’est moi
qui vais la faire passer devant. |
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Même Pandjanadane, si gentil, si sage, si tolérant est odieux avec elle,
même Jayanthi, si moderne et intelligente.
Je cherche son regard, je lui souris et je vois ses yeux briller de
contentement ;
C’est le moment de partir, finalement je suis arrivée à faire rire
Madame en essayant de dire merci en Tamoul, elle devient chaleureuse,
j’ai l’impression que nous avons réussi un examen, où que Pandjanadane,
son original petit mari l’a réussi.
Au moment de la saluer, je fais en souriant un tout petit clin d’œil à
Parvadame, juste pour lui transmettre un tout petit peu de solidarité,
un tout petit peu d’amitié, un souffle de tendresse, alors elle serre ma
main, très fort, entre les siennes et un grand sourire éclaire son
visage.
Dans le rickshaw qui nous ramène vers la ville je repense à elle et je
me demande pourquoi on la traite si mal. J’ai cru comprendre que son
mari et elle n’ont pas eu d’enfants ; est-ce pour ça qu’on la méprise ?
Parce qu’elle est stérile et que son ventre est resté vide ?
Pourquoi ? (... à suivre) India, le 11 juillet 2006 |