10.08.2006
Le prix du bien être économique
A l’heure dit Rachel passe nous chercher en auto rickshaw pour nous emmener dans sa famille.
La maison est en travaux, ses parents la font surélever pour aménager des appartements qu’ils veulent louer. Son père a une petite entreprise et sa mère s’occupe des tâches ménagères.
L’appartement du rez-de-chaussée qu’ils occupent est spacieux et encombré de meubles. Au Kerala, on a dépassé le stade de la natte chère aux habitants du Tamil Nadu, on dort sur des lits agrémentés de matelas et on mange sur des tables. Ce n’est pas une question de moyens financiers, Subramanian et Jayanthi, nos amis de Karaikal, qui possèdent un climatisateur et un four à micro ondes, pourraient sans aucun doute s’offrir ce confort s’ils en voyaient l’utilité.
Le mobilier et la décoration (images bibliques, biches buvant l’eau paisible d’un lac, télévision cachée sous un napperon) de l’appartement des parents de Rachel évoquent à Fabio ceux d’un intérieur du sud de l’Italie dans les années soixante.
Nous feuilletons l’album de photos du mariage, tout en dégustant des samosas et de la mangue et en conversant avec Rachel et Neha, sa cousine, une jeune fille de 18 ans, au regard vif derrière des lunettes d’intellectuelle, qui nous mitraille de questions toutes plus pertinentes les unes que les autres. Elle veut tout savoir et tout l’amuse. Je la questionne à mon tour et j’apprends qu’elle habite ici car elle étudie à Ernakulam et que ses parents travaillent tous les deux au Kuweit. Elle les voit rarement et a appris à vivre sans eux. Elle veut étudier longtemps pour avoir la meilleure profession possible, ne pas avoir de soucis financiers et voyager, elle n’envisage le mariage (arrangé) que dans un lointain avenir. Je ne comprends pas bien quels sont les liens familiaux qui la lient à Rachel et ses parents mais il n’y en a peut être pas, car elle est hindoue. J’en déduis que la tolérance et l’ouverture d’esprit règnent dans ce foyer. Ce qui ne me surprend pas étant donné la belle discussion que nous avions eu précédemment avec Rachel, qui, par ailleurs, ici s’appelle Sudha.
Quand je demande à Tinu ce qui la rend heureuse sa réponse fuse : « Je suis heureuse quand ma mère est heureuse ». La réponse me touche, j’ai moi aussi une fille, à peu près de cet âge là, elle ne nous accompagne pas dans ce périple mais souvent elle me manque et son bonheur m’est essentiel, de même, elle s’inquiète toujours de mon bien être, nous nous aimons beaucoup et cet amour est une source de joie sans renouvelée. J’aurais détesté être contrainte de vivre sans mes enfants. J’essaie d’en savoir plus et j’apprends que comme ceux de Neha et d’Anila Job, ses parents travaillent et vivent dans un pays du golfe persique. D’après mes sources, dont je ne peux garantir la justesse, cette immigration concernerait environ un million et demi de Kéralais.
Leurs enfants grandissent avec des grands parents ou des oncles et tantes. Cette immigration, fruit des rapports commerciaux ancestraux entre les pays arabes et le Kerala, existe depuis des siècles et n’a longtemps concerné que les hommes. Mais aujourd’hui les femmes aussi participent à ce mouvement migratoire. Elles rejoignent leurs maris et alors qu’eux travaillent dans le bâtiment, l’électricité, la mécanique, la santé ou l’hôtellerie elles occupent des emplois d’infirmières, d’esthéticiennes, de coiffeuses ou vendeuses dans les boutiques pour femmes. Au bout d’une vingtaine d’années ces couples rentrent au Kerala pour s’installer dans la belle maison à colonnade que leurs salaires de l’au-delà de l’océan leur ont permis de faire construire.
Entre temps les enfants sont quasiment devenus adultes, grâce aux gains des parents ils ont pu étudier et arrivent sur le marché du travail bardés de diplômes. Malheureusement, comme le confirme toutes les études, les classes moyennes sont les perdantes de l’essor économique indien, leur pouvoir d’achat stagne - quand il ne diminue pas - et les diplômes universitaires ne garantissent pas un emploi intéressant. Les enfants, pour qui on s’est sacrifié, a qui on a payé les écoles privées et toutes les facilités possibles, sont eux aussi contraints à l’exil. A entendre les Keralais, cette immigration ne pose aucun problème, elle est librement choisie et apporte de nombreux bienfaits, en somme c’est un passage obligatoire pour qui veut acquérir une grande et belle maison, marier somptueusement ses enfants, monter une entreprise ou ouvrir un commerce. Finalement, dit mon Italien préféré, c’est la même démarche qui, pendant des années, a poussé les habitants du sud de l’Italie à aller travailler dans d’autres pays.
Je suis quand même sceptique quant aux bienfaits de ce déracinement, je pense que les Kéralais en minimisent à dessein les conséquences douloureuses. Cette course au bien être économique a certainement un prix.
Et quand arrive Dennis, le jeune oncle de Rachel, ce prix se personnifie.
Dennis a le regard vitreux et l’élocution pâteuse, il sourit aux anges en nous regardant et son haleine est chargée d’alcool. Il est venu avec son fils, Ted, un bébé de deux ans qui écoute de la musique occidentale à longueur de journée.
Dennis est en congé, il travaille dans le désert saoudien par périodes de trois mois, puis il a droit à un mois de vacances chez lui où il retrouve sa femme. C’est bien dit-il, avant, je partais pour deux ans.
Je lui demande ce qui le rend heureux, sa réponse est immédiate : « Revenir en Inde ». Si il pouvait changer quelque chose dans sa vie, il arrêterait de boire.
Là-bas dans le désert, des hommes coupés du monde travaillent jusqu’à épuisement dans la fournaise et le vent. Le soir venu ils dorment ensemble dans des bâtiments sommaires construits à leur usage. Pour se distraire de l’ennui et trouver le sommeil ils apportent des K7 et des DVD indiens. Le temps est interminable.
En 2005, 269 indiens travaillant dans les pays du golfe se sont suicidés, en juillet de cette année le nombre d’hommes s’étant tranché la vie s’élève déjà à 166.
Quand il revient au pays Dennis boit, du matin au soir, de l’alcool de palmier, un redoutable tord-boyaux appelé Toddy, ou du whisky. Après des mois de désert et d’efforts le désir d’alcool est irrépressible et Dennis boit et boit encore.
Il nous raconte que lorsqu’après une absence de deux ans les hommes reviennent à la maison les enfants les appellent « Uncle ».
Dennis sourit gentiment en dodelinant de la tête, bientôt sa femme accouchera d’un second bébé et lui repartira dans l’immensité désertique dont il creusera patiemment la croûte en rêvant à la douceur de sa terre.
India, le 9 aout 2006
10:10 Publié dans Chronique indienne | Lien permanent | Commentaires (1) | Envoyer cette note
Commentaires
tu sais Denis c'est un marin du temps de mon enfance, avant la pilule, et avec une différence de taille : quand ils rentrent de campagne on les met au régime sec
Ecrit par : brigetoun | 10.08.2006
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