Pushpa
Elle est peut-être la seule femme de Khajuraho qui travaille en dehors de sa maison. Les autres y sont confinées, chargées des tâches ménagères, de l’éducation des enfants, du bien être domestique du mari et bien souvent de celui des beaux-parents.
Elle, il n’était pas question de briser son
énergie et de la condamner aux travaux familiaux.
Depuis l’adolescence elle n’avait qu’une envie : être policière.
Pourquoi ?
« Because I am a strong woman ! »
Membre de la brigade chargée de veiller à la
bonne marche des activités touristiques de la ville, elle passe ses journées
dans un bureau situé juste en face de l’entrée des temples.
Pour le touriste qui passe, le bureau en question, une petite construction
rectangulaire en ciment défraichi, n’évoque point la maréchaussée mais les
toilettes publiques. Ce qui fait qu’ils sont nombreux à y pénétrer d’un pas
vaillant, surpris de se trouver nez à nez avec Pushpa, le pistolet à la
ceinture et qui ne manque pas de leur lancer d’un ton rogue :
« It’s not toilet, it’s my office! »
Comme Ana est son amie depuis des années elle nous invite à dîner chez elle, une maison de fonction à l’orée de la ville.
son mari
Si à Khajuraho elle représente dignement
l’autorité policière et que personne ne s’avise de lui chercher noise il
n’en est pas de même dans son foyer.
Elle y semble diminuée, sa voix est moins forte, ses gestes plus mesurés.
A la maison, il y a l’homme, le mari aux paupières lourdes, à la bouche
veule à force de se vouloir sensuelle, au regard libidineux. Lui ne
travaille pas vraiment, il bricole à droite et à gauche, profitant
probablement du statut de son épouse pour conclure des affaires.
D’une de ces escapades dont il est familier, il ramené de la jungle une
jeune femme effarouchée. Elle dort sur une paillasse dans la cuisine - les
autres pièces lui étant interdites - et il lui a fait un enfant qui a
aujourd’hui 4 ans.
Ana dit que Puspha a beaucoup souffert de la présence de cette rivale
imposée par son mari. Qu’elle en souffre encore mais qu’elle ne peut rien
faire. A Khajuraho, les femmes, même policières et ayant déjà dégainé et
tiré sur des cibles vivantes, ne se séparent pas de leurs conjoints.
Et puis elle aime son homme et préfère le partager que le perdre.
Elle appelle donc la concubine « ma sœur » et l’utilise sans vergogne pour
tous les travaux ménagers, surtout les plus pénibles.
Nous passons la soirée dans la pièce principale en compagnie de Pushpa, son mari et leur fils aîné, un garçon boudeur de dix-sept ans. La seconde femme trime à la cuisine, nous apercevrons au moment du départ sa silhouette mince, sa natte sombre et son minois triste. Son fils gambade d’une pièce à l’autre. Parfois Pushpa le prend sur ses genoux pour le cajoler. Son animosité ne le concerne pas.
Les plats sont apportés par la fille aînée, dix-huit ans, belle, silencieuse, le regard modestement baissé. Elle fréquente l’université mais dans deux mois on va la marier avec un homme de Delhi.Tout est arrangé.
Elle ne l’a jamais vu. La famille, nous dit-on, a du bien et le garçon une belle situation dans une banque. On nous montre sa photo. Il est à la montagne, assis dans la neige, beau comme une star de Bollywood. Pushpa dit qu’il est d’accord pour que sa future jeune femme continue à étudier. Ana et moi échangeons un regard dubitatif. Dans la réalité lorsque les familles aisées de Delhi se mettent en quête de jeunes filles de la campagne pour leurs fils c’est rarement pour les envoyer à l’université, mais plutôt pour encaisser la dot et les utiliser comme esclaves ménagères.
La bière coule à flot pour éteindre le feu
des délicieux samosas et du poulet aux piments.
Le mari, hindou, et Iqbal, musulman, se lancent dans une longue discussion
de théologie de comptoir.
« Le déluge, dit Iqbal, le déluge, on le trouve dans toutes les religions !
»
Et l’autre d’expliquer la différence. Comme ils parlent un mélange d’anglais
de cuisine et d’hindi j’ai du mal à suivre la discussion.
Ana
Par jeu, Ana décroche du mur le fusil (ou la
carabine ?) de Pushpa. Celle-ci lui attache la cartouchière autour de la
taille et je fais des photos.
Puis elle me tend le fusil. Je refuse de le prendre.
« No, I don’t want. I don’t like guns ».
Mon refus étonne.
Le mari, dont l’œil égrillard me poursuit sournoisement depuis le début de
la soirée, lâche sa discussion théologique pour s’intéresser à l’affaire. Il
s’empare de la cartouchière et me la dépose sur l’épaule puis il me colle le
fusil dans les mains.
Et soudain, ainsi affublée et mal à l’aise,
je pense à Poolan Devi.
La rebelle, celle qui a écrit :
« J’étais une petite fille normale d’une famille de basse caste que l’on
a mariée à 11ans. Mais quand la société m’a mise contre le mur, j’ai réagi.
Je suis un être humain. »
La paysanne illettrée qui a refusé de vivre sous le joug masculin et qui, à
la tête d’une armée de bandits à fait durement payer aux hommes des hautes
castes, les horreurs qu’ils lui avaient infligées.
Elle était née dans l’Uttar Pradesh, l’état voisin, où elle deviendra
députée, triomphalement, se présentant avec un programme de “défense des
femmes et des opprimés”.
Alors en son hommage, je redresse fièrement la tête.
« J’ai tout le temps faim. Quand j’étais petite, j’adorais l’odeur de l’argile, je la ramassais dans le lit de la rivière après la mousson et je la mangeais. Et ma mère criait contre moi. Souvent elle m’a lié les mains pour m’empêcher de mordre dans la glaise. L’argile enrichit la terre sableuse de la rivière, forme les murs des maisons et des étables. Mais qui peut se nourrir d’argile ? » Poolan Devi
” Sa vie était une histoire de rébellion
et de défi réussi devant l’oppression et l’exploitation”
K. R. Narayanan, ex président de l’Inde, dalit ( intouchable).
Poolan Devi (source Couleur indienne)
Pour en savoir plus sur Poolan Devi :
là,
là et
là
Lire son autobiographie : « Moi, Poolan Devi, Reine des bandits »
Ou regarder le film de Shekhar Kapur, Bandit Queen (Reine des bandits)