Nous quittons Khajuraho.
Dans la nuit le taxi progresse lentement, zigzaguant pour éviter les trous
dans la chaussée et les vaches grises et efflanquées.
Leur présence est normale. Les paysans les laissent ainsi vaquer où bon leur
semble et le danger qu’elles représentent, couchées ou debout, massées les
unes contre les autres au beau milieu de la route, est occulté. Il est
pourtant réel.
Mais ici la vache est sacrée, l’homme non.
L’homme, il dort avec ses enfants dans de pauvres demeures de brique ou de paille, misérables cubes posés sur la terre aride.
Nous traversons des villages. Des immondices sont éparpillées sur les
bas-côtés. Devant quelques maisons, des hommes discutent, assis en rond sur
des chaises en plastique.
Ailleurs, debout dans l’obscurité, des familles attendent le bus. Des
balluchons sont posés sur le sol. Les femmes portent dans leurs bras des
bébés endormis ou tiennent par la main des enfants malingres.
Vers deux heures du matin nous croisons des silhouettes vêtues d’orange.
Des hommes, des garçons. Ils marchent pieds nus sur le bitume défoncé,
portant ce qui nous semble être des instruments de musique décorés de
rubans.
Peut-être rentrent-ils d’une fête.
Plusieurs kilomètres plus loin d’autres personnages semblables se
dessinent dans le halo des phares de notre taxi. Puis d’autres, d’autres
encore.
Disséminés par petits groupes tout au long de la route, ils avancent dans le
noir, inconscients du danger.
Nous apprendrons le jour suivant que ces étranges marcheurs sont des
Kanwarias, porteurs d’eau. Pèlerins adorateurs de Shiva, ils rapportent dans
leurs villages de l’eau du Gange. Pour la transporter ils utilisent des
kanwars, pots d’argile reliés par un assemblage de bois décoré.
Chaque année, à la fin du mois de juillet, ils sont des centaines de paysans
à parcourir ainsi les routes.
Peu avant l’aube nous arrivons à Jhansi où nous devons prendre le train. La ville est encore plongée dans l’obscurité mais quelques échoppes vendent du « chai ».
Pour accéder à la gare le taxi se fraye un chemin parmi une incroyable quantité de voyageurs. Allongés sur le sol, entourés de paquets hétéroclites, ils se reposent en attendant peut-être un train, ou un bus.
Nos valises trolley à la main, nous détonons complètement dans cette assemblée miséreuse qui nous regarde passer avec une vague curiosité. J’échange quelques sourires avec des femmes.
A l’intérieur du bâtiment l’ambiance est la même. Sur des nattes ou à même le sol les voyageurs dorment, indifférents aux rats qui détalent à notre passage, aux mouches ou autres bestioles.
De temps à autre les hauts parleurs diffusent une étrange musique dont je ne saurais dire si elle est triste ou solennelle.
Loin des immeubles clinquants des quartiers riches des métropoles, loin de la tant vantée réussite économique indienne, loin de la douceur du Kerala, cette Inde là, poignante, semble abandonnée.
Finalement notre train arrive. Nous sommes les seuls à monter dans le wagon couchette, AC2, le plus onéreux. Les autres passagers se bousculent pour emprunter les « sleepers » bondés.
La couchette est dure et les draps tachés mais pendant deux heures le sommeil m’emporte.
Quand je me réveille le train approche d’Agra. Je m’assieds à côté de la fenêtre dans l’espoir d’apercevoir le Taj Mahal, symbole de l’immense richesse des souverains moghols et dont la construction a mobilisé pendant des années des centaines de pauvres hères dont la vie importait bien peu aux seigneurs et maîtres.
Mais le spectacle qui se déroule sous mes yeux a plus à voir avec la
misère qu’avec le faste car les banlieues que nous traversons sont les plus
démunies, les plus tristes.
Des baraques branlantes rafistolées avec des bâches en plastique sortent des
êtres maigres vêtus de vêtements usagés. C’est le matin. Un pot d’eau à la
main ils se dirigent vers la voie ferrée, puis, accroupis sur le rail, ils
défèquent, alignés les uns à côté des autres. Les hommes et les enfants, les
femmes sont plus pudiques.
Si pour quelque raison le train s’arrête, des enfants surgis de nulle part
se précipitent pour vendre des bouteilles d’eau.
Soudain, le long du rail, une étrange masse de poils et de sang, attire
mon attention. Deux hommes qui la regardent semblent discuter.
A peine ai-je le temps de formuler une supposition que la vérité, horrible,
me révulse l’estomac. Quelques mètres plus loin git le corps d’un homme
décapité. Il est allongé de tout son long et malgré le petit attroupement
qui s’est formé autour de lui, je vois ses jambes maigres et son dhoti
éclaboussé de sang.
Etait-il un de ces fermiers poussé à la misère par l’inconséquente
politique agricole indienne, complice des marchands d’OGM ?
Un père de famille trop endetté pour pouvoir marier ses filles en sacrifiant
à l’absurde coutume de la dot ?
Un malade tombé sur la voie ?
Un ivrogne effondré ?
Un maladroit qui a glissé ?
Je ne le saurais pas, mais je sais que je ne l’oublierai jamais.
Dans mon wagon, de nombreux passagers, semblant indifférents à la misère environnante, pianotent sur leurs ordinateurs portables.