Un après-midi Raju débarque au siège de
Namaste. Il est venu pour accompagner sa sœur dont la fille, Mary, est
pensionnaire d’une Family House.
Debout dans le bureau, face à Debora et moi, il danse d’un pied sur l’autre
en souriant. Comme il semble avoir envie de parler nous lui proposons de s’asseoir.
Rapidement, il nous raconte son histoire.
Il est né il y a 36 ans à Poonthura.
Poonthura, ville de pêcheurs étalée ans toute sa désolation le long de l’océan.
Poonthora où la pauvreté et la délinquance sont telles que la police a
renoncé à s’aventurer dans certains de ses quartiers.
Poonthora, ville d’origine de beaucoup d’enfants de Namaste.
Quand Raju était un gamin pauvre de la ville, jouant dans
les immondices amoncelées sur la plage, ses perspectives d’avoir une vie
meilleure que celle de son père pêcheur étaient presque inexistantes.
C’est alors que le curé du village, détectant en lui des qualités adéquates,
a décidé de prendre en main son éducation. Des bons soins de l’ecclésiastique
il est passé au séminaire où il a étudié pendant de longues années afin de
devenir prêtre.
Il a voyagé, effectuant un séjour de plusieurs années dans un séminaire
espagnol.
Puis étudié et étudié encore jusqu’à obtenir un diplôme de théologie délivré
par une université catholique.
Il parle remarquablement bien anglais, choisissant soigneusement les mots et
les expressions.
Pendant des années il n’a eu qu’un but, celui que lui faisait miroiter ses supérieurs : devenir prêtre à Rome, être proche du Vatican.
Il a finalement terminé sa formation il y a quelques mois. Il ne manque plus que l’ordination et celle-ci doit se faire dans la ville tant adorée.
Les formulaires d’émigration dûment remplis et signés par différentes sommités religieuses ont été acheminés vers l’Italie via le consulat de Mumbai et l’attente a commencé.
Interminable.
Puis, tel un couperet tranchant brutalement les espérances de Raju, la
réponse est arrivée : le visa d’immigration lui a été refusé par les
autorités italiennes.
Motif : la politique italienne concernant l’immigration s’est durcie, elle
est devenue implacable, plus aucune demande n’est acceptée.
Pas même celles des futurs prêtres, là, je dois dire que j’en reste pensive.
Sous son sourire la douleur et la déception sont
perceptibles.
Il explique qu’il devrait maintenant trouver une autre congrégation pour
pouvoir être ordonné afin d’officier, mais qu’il n’en a pas le courage.
Comme je m’étonne, sottement, de la difficulté de la chose, il me précise
qu’il a été formé par les bénédictins, que malheureusement ceux-ci n’ont pas
d’église en Inde et que par conséquent, s’il ne peut aller à Rome, toutes
ses années d’études auront été inutiles. Choisir une autre congrégation
reviendrait à tout recommencer depuis le début, ou presque.
Son rêve brisé, il ne lui reste plus qu’à retourner à la
vie civile, à Poonthura, dans la cabane dont il est parti il y a plus de 20
ans.
Et pire encore à en juger au frémissement de sa voix, il sera contraint de
se marier.
Malgré la tristesse de son récit et la peine que nous en
éprouvons Debora et moi ne pouvons nous retenir d’échanger un clin d’œil
amusé.
« Pour ça, dit-elle, vous n’aurez pas besoin d’étudier pendant 20 ans ».
Il dodeline de la tête.
« Mais j’ai toujours confiance dans le Seigneur. »
Je suggère gentiment que peut-être ce dernier lui a envoyé un signe pour lui
faire comprendre où était sa vraie voie. Il acquiesce en souriant : « May
be… »
Puis il nous demande si nous pouvons l’aider. Je lui
réponds que je suis désolée mais que n’ayant pas la moindre accointance dans
les hautes sphères catholiques et politiques italiennes je ne vois pas bien
ce que je pourrais faire pour lui.
Debora, qui envisage de revenir travailler à Namaste comme permanente
plusieurs mois par an, lui dit qu’elle peut essayer de l’aider à trouver un
emploi.
Il se lève, nous salue très cérémonieusement. Il sourit toujours mais son regard est triste.
Je le regarde s’éloigner en pensant que les enfants des
pauvres, ici comme ailleurs, sont toujours les premières victimes des
desseins, des calculs, des manigances des riches et des puissants, qu’ils
soient ou non religieux.
Qu’on les envoie se faire trouer à la peau pour défendre d’obscurs intérêts
ou qu’on les manipule afin de répandre des paroles prétendument sacrées, la
démarche est la même.