Finalement, avec une bonne heure de retard, arrive l’héroïne du jour.
C’est une belle femme souriante qui, pour ce jour de fête, a respecté la
mode locale en revêtant un churidar.
La fanfare, zim pa zim pa zim palala, la suit tout le long de l’allée. On
passe autour de son cou et des nôtres, de somptueux colliers de fleurs. Puis
des enfants, rangés en haie d’honneur, lui offrent chacun une rose rouge.
Ravie par cet accueil pour le moins triomphal S., semblant portée par un
nuage, sourit, pousse des exclamations de joie et lève les bras au ciel. A
star is born.
Les membres du staff tourbillonnent autour d’elle. C’est à qui se montrera le plus présent, le plus disponible, oserais-je dire, le plus servile.
Partagée entre la consternation et le rire, car toute cette mise en scène présente aussi un irrésistible côté comique, je m’assieds discrètement parmi le public, entourée des enfants de la Casa delle Mamme.
Les discours commencent. Celui du représentant de Namaste, celui de S. qui remercie abondamment. Le nom de Dieu est invoqué.
Nous voilà en pleine démonstration de charité chrétienne. Je lui préfère, et de beaucoup, la solidarité humaine.
J’ai eu, durant les jours suivants, l’occasion de mieux connaître S. qui a passé une semaine à Namaste. J’ai apprécié sa bonne humeur et son dynamisme. J’ai deviné ses blessures, sa fragilité. Issue d’une famille plutôt fortunée, élevée dans la bigoterie, éduquée chez les sœurs, elle a épousé jeune un riche industriel dont je comprends à demi-mots qu’il fut un mari froid et autoritaire. Le divorce fut long et difficile. Ses enfants étudient au loin, elle est désormais seule, libre, riche, soucieuse d’exister (ce à quoi elle s’active avec une frénésie poignante) et extrêmement croyante.
« J’ai l’extraordinaire chance de croire en Dieu, m’a-t-elle dit alors
que nous étions dans la salle d’attente d’un hôpital, venues rencontrer le
médecin traitant d’un jeune garçon de Namaste atteint d’un cancer des os et
dont elle a entièrement payé la récente opération dans une des meilleures
clinique de Chennai.
- Moi, lui ai-je rétorqué, j’ai la chance d’être athée.
- Et après la mort ? Tu n’es pas inquiète ?
- Non. Ce qui se passera après ma mort ne m’intéresse pas. Je n’y pense
jamais. Ce qui m’intéresse, c’est de vivre bien, en harmonie avec les autres
et en les aidant du mieux que je peux. »
Pendant son séjour, je lui parlé de l’Inde dont elle ignorait beaucoup,
des habitudes de vie de ses habitants, de la misère qui côtoie le luxe. Je
lui ai raconté les suicides, dramatiquement nombreux dans le sous-continent,
une enquête effectuée en 2004 à Vellore, dans le sud du Tamil Nadu
(c’est-à-dire près de là où nous sommes) a fait apparaître des chiffres
hallucinants : le taux de suicide est de 148 sur 100 000 pour les femmes et
de 58 pour 100 000 pour les hommes.
La moyenne mondiale étant de 14,5 pour 100 000. (source BBC world).
J’ai dépeint la détresse des femmes et insisté sur la nécessité d’éduquer
les enfants.
J’ai expliqué que la seule aide que nous puissions, que nous devions leur
apporter, était celle qui leur permettrait de devenir des êtres libres,
éduqués, conscients de leurs propres choix et non des brebis craintives et
dévotes ou des clones d’occidentaux.
Nous n’avons pas plus à imposer nos opinions que nos modes de vie. Je suis
convaincue que la meilleure manière d’aider les femmes n’est ni d’arracher
leurs voiles ni de les culpabiliser parce qu’elles sont trop souvent
soumises à l’autorité des mâles, mais de leur permettre de travailler, de
créer, d’exister en tant qu’êtres humains à part entière.
M’a-t-elle entendue ?
Peut-être un petit peu, du moins je l’espère car malgré nos différences,
j’ai de la tendresse pour elle.
Née de parents athées et farouchement anticléricaux (merci encore à eux) je
ne suis jamais tombée dans les chausse-trappes des ecclésiastiques,
l’éducation que j’ai eue m’avait prévenue des dangers.
Si je n’ai jamais reçu le moindre appel divin et si les religieux de toutes
obédiences m’exaspèrent il ne me viendrait pas à l’idée de m’acharner contre
les fidèles.
Et la fête continue. Pendant trois heures, dans une chaleur qui fait
dégouliner les fronts et les aisselles, les danses se succèdent, plus belles
les unes que les autres. Les enfants s’amusent. Le public est ravi.
Tout le monde pioche joyeusement dans le buffet.
Quand il s’agit de manger les Indiens sont capable d’une étonnante
goinfrerie. Tout le monde se remplit des assiettes débordantes et s’empiffre
en silence.
Puis on danse.
On mange à nouveau.
On boit de la bière.
On mange encore.
Et on va se coucher un peu pompette.