« Ah, dit Ana, ici rien n’est simple mais j’ai beaucoup de contacts et nous pouvons commencer les cours lundi »
Au milieu de rien et loin de tout, Khajuraho est une bourgade campagnarde
qui doit son succès touristique à une superbe série de temples hindous et
jaïns édifiés entre le Xe et le XIIe siècle par la dynastie des Chandela.
L’endroit en lui-même présente si peu de charme (climat lourd, omniprésence
d‘insectes divers et variés) que, depuis des lustres, les historiens se
demandent quelle mouches (innombrables à Khajuraho) ont bien pu piquer les
Chandela pour les décider à construire un groupe d’édifices religieux de
cette importance et de cette beauté dans un lieu pareil.
Mais les remous de l’histoire ont finalement donné raison aux Chandela car
grâce à leur éloignement (de tout), beaucoup de temples, richement décorés
de statues et de bas et hauts reliefs, ont été épargnés par la rigueur
destructrice des musulmans moghols.
Outre une représentation très précise des actions quotidiennes et banales
des Indiens du Xe siècle, les temples de Kajuraho offrent aussi une série de
sculptures érotiques d’une crudité, stupéfiante. D’où l’afflux ininterrompu
de hordes de touristes venus se rincer l’œil sous prétexte de culture.
Le tourisme est la principale source de revenus du village. Dans les rues poussiéreuses parsemées de chèvres et de vaches, les boutiques proposant les sempiternels objets artisanaux (bijoux, bronzes, vêtements baba cool) sont accolées les unes aux autres, entrecoupées d’Internet cafés, d’hôtels plus ou moins confortables, de restaurants plus ou moins engageants et d’agence de voyage. Bref, tout le monde travaille pour les touristes. Néanmoins, seul un petit bataillon de guides maitrise l’usage des langues étrangères les plus communément parlées par les visiteurs, c’est-à-dire l’anglais, le français, l’italien et l’espagnol. Il y a aussi de nombreux touristes coréens et japonais avec qui il faut communiquer en anglais.
Apprendre une langue étrangère à Kajuraho est impossible, les aspirants guides (ou autres professionnels du tourisme) doivent se rendre à Delhi et y séjourner plusieurs mois pour pouvoir fréquenter un centre linguistique. La dépense est considérable, inaccessible pour qui ne jouit pas de revenus suffisamment importants.
Ana, qui passe tous ses étés et ses vacances de Noël à Kajuraho depuis
des années et qui connaît bien cette réalité, est, à juste titre, convaincue
du bien fondé de la création d’une école multi langues.
Deux incontournables figures de la vie locale lui apportent un soutien
total.
L’un est un guide spirituel hindou, le docteur
Jamuna Mishra,
communément appelé Guruji, qui jouit d’une certaine célébrité en Europe où
il anime régulièrement des séminaires de yoga.
L’autre, Ali Murad est à la fois médecin et journaliste. Philanthrope, il
a crée diverses structures d’aide aux plus démunis, s’occupant
particulièrement des aveugles et des vieillards atteints de cataracte à qui
il donne la possibilité, gratuite, d’être opérés.
Guruji et Ali Murad sont amis et engagés ensemble dans diverses entreprises
destinées à améliorer le sort des villageois.
De plus l’un est brahmane hindou, l’autre notable musulman : fine mouche Ana !
Nous les rencontrons dès le premier soir. Ils sont contents, ils viennent
de trouver l’école où nous pourrons donner les cours. Une liste d’élève a
été établie.
Pour l’instant l’italien rencontre un franc succès (10 élèves).
Le cours d’espagnol a été choisi par 4 personnes. Ana est quand même un peu
déçue.
Quant au français, c’est le bide total, pas un client !
Serait-ce les conséquences de la visite du Sarkozy en Inde ? Alors que déçus
de n’avoir pu contempler la Brunette de près les Indiens ont dû regarder le
petit président franchouillard passer le plus clair de son temps à pianoter
sur son téléphone portable ?
Non. La cause de ce flop est plus simple, il n’y a presque plus de touristes
français à Khajuraho. Nombreux et incontournables pendant des décennies, ils
se font désormais rares, préférant faire des trekkings dans les montagnes du
Cachemire, des randonnées dans les déserts africains, ou des stages de
survie en Auvergne.
Mais nous sommes en Inde, demain, tout sera peut-être différent…