Alors que l’école de langues commence tout juste à prendre son essor et
que le nombre d’élèves augmente de jour en jour, Ana reçoit un appel
téléphonique hautement contrariant, voire même inquiétant.
Un guide en espagnol du petit groupe des vétérans, qu’elle a par le passé
beaucoup aidé, l’informe fort aimablement et après l’avoir assuré de son
amitié et de l’admiration sans borne qu’il porte à sa beauté, qu’un groupe
de personnes malfaisantes se prépare à déposer une plainte contre elle non
seulement à la police mais aussi auprès de son ambassade, pour travail
illégal. Comme nous, Ana a un visa touristique et ne peut à ce titre
travailler contre rémunération, ni même bénévolement car les associations
caritatives étrangères doivent signaler au préalable aux autorités les
identités de ceux qui viennent les aider.
Ana comprend rapidement que son interlocuteur fait partie du groupe des
délateurs. Il en est vraisemblablement le délégué, chargé de la besogne
d’intimidation. Les menaces sont claires et le sang d’Ana ne tarde pas à
bouillir d’une redoutable colère ibérique.
Elle se sent trahie par certains qu’elle ne considérait peut-être pas comme
des amis mais en tous cas de bonnes relations.
L’explication de ces menaces est simple : les vieux guides ne veulent en
aucun cas que d’autres puissent parler l’espagnol (l’italien, le français)
car ils craignent que trop de concurrence ne nuise au montant de leurs
revenus et ne leur permette plus la vie confortable qu’ils ont jusqu’alors
menée.
Leur argument choc étant : « Quand nous avons voulu apprendre les langues
étrangères nous avons dû aller à Delhi, les autres n’ont qu’à en faire
autant et tan pis pour ceux qui n’en n’ont pas les moyens ! »
Ce qui constitue une remarquable illustration de l’égoïsme, associé à la
cupidité et au sens aigu de l’intimidation d’autrui.
Leur attitude est d’autant plus stupide que les touristes abondent à
Khajuraho et que tous ne parviennent pas à trouver un guide disponible et
compétent. Certains de la vieille école se contentant de réciter d’une voix
monocorde un texte appris par cœur, répétant à chaque groupe et aux mêmes
moments de la visite, les mêmes plaisanteries éculées (vu la nature des
sculptures je laisse à imaginer leur saveur).
Une réunion de crise est immédiatement organisée chez Guruji en présence
d’Ali Murad, de quelques fidèles à la cause, et d’un haut magistrat, le chef
de la police du secteur.
Ce dernier assure à Ana qu’elle ne risque absolument rien car à aucun moment
il n’a été question de demander un paiement aux élèves. Une simple
cotisation destinée à payer la location des salles de classe et les frais de
photocopieuse était prévue. Quoiqu’il en soit toutes les plaintes du
district transitent entre ses mains et, le cas échéant, il se fera un
plaisir de déchirer celle contre Ana. Lui-même est fort intéressé par les
leçons d’espagnol auxquelles il comptait participer pour sa culture
personnelle et certainement pas pour piquer le boulot des guides.
Mais Ana et nous estimons qu’il serait stupide de prendre le moindre
risque, nos futurs visas pour l’Inde risqueraient d’en pâtir et il n’en est
pas question.
Cette année il ne s’agissait que d’une expérience, bénévole, destinée à
tâter le terrain. Tout compte fait celui-ci est miné et boueux.
Mais la demande et la nécessité d’une école de langue sont tangibles. Il
faut maintenant qu’Ana se préoccupe d’obtenir toutes les autorisations
souhaitées. Guruji et Murad Ali, conscients de l’inculture des villageois
qui les contraint à harceler les touristes pour leur fourguer les mêmes
bijoux, les mêmes vêtements ou les mêmes balades en rick-show voudraient
créer un centre culturel actif, ouvert à tous (et toutes rêvons un peu) et
où l’enseignement des langues serait une priorité.
En attendant Ana est furax.
Une Espagnole, un Italien et une Française se retrouvent fort marris sur
la terrasse d’un hôtel de Khajuraho.
« C’est pas grave, dit la Française, on fera l’école l’année prochaine »
Et pour se remonter le moral les trois comparses vont se mitonner un bon plat de spaghettis à la sauce tomate chez Iqbal.